29 avril 2008

Mai 68 à Nancy : (5) La parole se libère à la salle Poirel, "l'Odéon" lorrain

Voici le témoignage que nous a transmis Stéphane Tencer que je remercie chaleureusement. En 1968, Stéphane est étudiant à l'Ecole des Mines (promotion 1966-1969). Il retrace pour nous la "prise" de la Salle Poirel le 28 mai. A l'image du théâtre de l'Odéon à Paris, la Salle Poirel devient un lieu de libre expression pendant quelques jours.

PROLOGUE

Nous venions à quelques dizaines (étudiants de grandes écoles et de fac) d’investir la Salle Poirel (salle de concert symbole de la culture bourgeoise nancéenne !) ; nous étions à l’orchestre dans une semi obscurité et un grand silence s’établit exprimant la chute brutale d’adrénaline après l’assaut…d’autant plus que l’assaut nous avait été volé : pas un CRS pour contrer notre audace. Le silence se prolongeait un peu inconfortable : on était à l’intérieur certes, mais pour quoi faire…C’est dans ces moments de flottement que se révèlent les leaders et, n’écoutant que notre inconscience, 3 camarades de la promo décidâmes de monter sur la scène pour rappeler le sens de notre action. Les gens restaient debout dans la salle comme s’ils allaient repartir, il fallait les faire s’asseoir pour réellement commencer l’occupation. Des chaises traînaient sur la scène et je décidais de montrer l’exemple. Ce que je fis avec la réprobation immédiate de la susdite chaise qui se brisa provoquant ma chute en arrière comme dans les sketches bien huilés des clowns de cirque. Hilarité de la salle, risque de ridiculisation de la révolution en marche, heureusement un camarade plus mature politiquement (un trotskiste dans mon souvenir !) reprit les choses en main et fit asseoir la foule. L’occupation était lancée… La salle Poirel, forte de ces 800 places, n’allait pas désemplir pendant plusieurs jours devenant le théâtre d’une tribune libre où chacun pouvait s’exprimer. Je me souviens des royalistes installés au balcon que nous apostrophions d’un « camarades » auquel ils répondaient par un « citoyens ! »…..

Je me souviens des petits déjeuners pris vers 6 heures du matin avec nos camarades cheminots qui occupaient, pratiquement en face, la gare SNCF…je me souviens encore de l’odeur des croissants chauds….

GENÈSE

Comment en étions-nous arrivés là ? La réforme de l’enseignement mise en place en 57 par Bertrand Schwartz à l'école des Mines de Nancy nous prédisposait sans doute à avoir une oreille attentive aux événements de mai 68 ; la présence d’Alain Geismar, ancien de l’école, à la tête du mouvement nous interpellait aussi. Et puis être des spectateurs provinciaux de ce qui se passait à la capitale, se lover dans le doux confort d’un avenir assuré, ne pas sentir les remontées des expériences que nous avions faites nombreux lors de nos stages ouvriers dans les mines et la sidérurgie et qui nous renvoyaient une image d’un ingénieur plus proche de Zola que de Sergent Pepper des Beatles …..aurait signifié pour certains la négation des valeurs qu’on nous inculquait : autonomie, disponibilité, responsabilité. Alors, nous avons essayé, dans une indifférence parfois lourde, de sensibiliser et de mobiliser les étudiants des autres grandes écoles de Nancy, pour aboutir à cette action à la fois naïve, apolitique et sincère.

Combien étions-nous de l’école à participer ? 10%, 20%, sans doute pas plus car beaucoup étaient repartis chez eux, ou en vacances car il faisait beau…

[Républicain Lorrain du 1er juin 1968, transmis par J.-C. Diedrich]

ÉPILOGUE

L’ordre est revenu, la salle Poirel a été libérée, mes parents un peu inquiets ont envie de me voir. Je prends la route de Paris dans ma vieille 2 CV. Je n’avais plus de frein à main et sur ce modèle l’embrayage centrifuge ne permettait pas d’immobiliser le véhicule en engageant une vitesse à l’arrêt. Alors, dans mon coffre se trouvait un pavé qui me permettait de bloquer la roue quand je me garais dans une rue en pente….Dans les premières côtes à la sortie de Nancy, la trajectoire un peu zigzagante de ma 2 CV, j’étais un peu somnolant, attire l’attention de 2 motards de la police qui ont vite fait de me rattraper et de me faire arrêter …dans la pente. Je descends précipitamment pour récupérer mon pavé et me retrouve face à eux mon pavé dans la main…en un instant éternel, s’opère dans leurs cerveaux et dans le mien un rapprochement naturel avec les images des barricades parisiennes où volaient les pavés….tout finira bien, ils me laisseront même repartir avec un carton de tracts sur la banquette arrière. Mon mai 68 à Nancy venait de se terminer.

Alors loin de moi l’envie de m’approprier l’aura de mai 68 ou l’arrogance qu’à dénoncée notre président durant sa campagne ? il est de bon ton aujourd’hui de pointer les donneurs de leçon que sont les baby boomers et de fustiger leur égoïsme qui expliquerait certaines des difficultés que nous connaissons. Nous n’étions ni plus ni moins idéalistes que les jeunes aujourd’hui…nous étions simplement là à ce moment là.


Stéphane Tencer


Les deux photographies accompagnant cet article ont été prises par Jean-Luc Wagler, alors étudiant en médecine. Dans le prochain épisode sur Mai 68 à Nancy, nous publierons d'autres photos prises par lui pendant ce mois de mai.
Un grand merci à Jean-Luc !

Prochains épisodes sur Mai 68 à Nancy :

Lisez aussi l'article de J.-C. Diedrich sur mai 68 à Metz et retrouvez le sommaire du dossier sur l'année 1968 en France et dans le monde


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