23 janvier 2010

68 raconté à mes petits-enfants (1) Découverte de la politique et engagement

Je vous propose de découvrir un témoignage très intéressant, celui de Guy Charoy. Né en 1937, il accomplit ces études au cours des années 1950 et participe pleinement à l'effervescence politique à l'extrême gauche au cours des années 1960 et 1970. Dans ce témoignage subjectif (et revendiqué comme tel), rédigé au départ pour sa petite-fille Jeanne, il revient sur son parcours en commençant par évoquer son éducation politique et les raisons de son engagement. Nous le suivrons donc pendant plusieurs semaines. Les illustrations ont été sélectionnées par ses soins, certaines sont de sa main. Je le remercie chaleureusement de rendre disponible cette tranche de vie qui nous apprend dans le même temps beaucoup de choses sur l'histoire sociale et politique de la Lorraine et de la France des annés 1950 aux années 1970.
Etienne Augris



“Sous les pavés, la plage”
J’ai dû être un grain de sable collé au pavé.


- Dis, Papa, parle-moi de 68.
- Demande à ton Grand-père, lui répond son père.

C’est ainsi que Jeanne m’a présenté la chose.
Comment te raconter des moments qui datent de près de quarante ans, moments de jeunesse
enthousiaste et confiante dans la générosité des individus et dans un avenir meilleur pour l’humanité, sans tomber, comme je viens de le faire, dans les clichés et la banalité.
Ces souvenirs seront tout d’abord des impressions. Si honnêtes soient-ils, ils seront totalement
subjectifs et je ne me garderai pas de cette subjectivité. Je dois également reconstruire les bases sur lesquelles reposent pour moi cette aventure. Si erreurs dans les souvenirs des faits il y a, j’espère qu’elles sont minimes.

1. Découverte de la politique et engagement (années 1950)

Dès mon entrée à l’École Normale, j’ai accueilli avec enthousiasme les idées de gauche les plus extrêmes. Au delà de l’esprit laïque, il y avait certes une compétition du meilleur bouffeur de curé, mais surtout, j’approchais des militants politiques, des cinquième année, ceux qui préparaient Normale Sup’, des communistes qui étaient loin des idées raisonnablement sociales de ma famille. Dictature du prolétariat, République des soviets, éradication du Capitalisme, se mêlaient aux discours antinazis, confondus avec les propos anti-allemands et le refus de l’impérialisme américain. Tous ces concepts recouvraient mal ou pas du tout une réalité et j’aurais eu bien des difficultés à en donner une définition ou seulement quelques aspects concrets.

J’avais déjà la foi en l’avenir radieux de l’humanité selon les principes justes et égalitaires “À chacun ses besoins, à chacun selon ses possibilités”, débarrassé des exploiteurs capitalistes, colonialistes et impérialistes dont la représentation la plus évidente restait l’ogre ventru au gros cigare entre les dents, au chapeau haut de forme et à la redingote cousue de dollars.

Je me suis vu entraîné avec fierté et grande satisfaction dans les actions menées par le Mouvement de la Paix, courroie, une de plus, du Parti Communiste Français. C’est ainsi que je me retrouvais le dimanche matin dans un des plus misérables quartier de Nancy, (celui-ci fut rasé pour le grand bien des promoteurs qui construisirent ce qu’on appelle aujourd’hui le Saint-Séb’) à faire signer des cartes contre le réarmement de l’Allemagne, donc contre la Communauté Européenne de Défense (C.E.D.), première tentative d’acte politique dans l’optique d’une construction européenne. Mais c’est une autre histoire et j’en ai déjà parlé par ailleurs. Pas d’analyse, pas d’explications sur le bien fondé de cette pétition de la part des “chefs”. Staline, le "Petit Père des Peuples" était contre... contre le réarmement de l’Allemagne.... alors, il fallait être contre. Si je ne savais pas pourquoi, Lui savait.

Depuis, j’ai appris qu’il s’agissait d’une tentative de constitution d’une défense commune des états qui peu de temps auparavant [En 1951, NDLR] avaient créé la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier (CECA).

Imagine, Jeanne, j’ai seize ans, un paquet de cartes jaunes, format carte postale et un crayon à bille dans la main. Rue Bénit, rue Blondot, rue de la Hache. La porte s’ouvre sur un couloir
sombre aux murs lépreux. Excuse-moi d’utiliser ce cliché d’écriture, mais je ne trouve rien de mieux. Je grimpe dans l’obscurité un escalier de bois aux marches incertaines et à la rampe branlante. À chaque palier, deux portes. (NB . Les cartes postales sont bien antérieures aux 2 événements relatés.)

Cinq kilos de fonte dans l’estomac, j’ose frapper. Des poches sous les yeux, les cheveux raides et filasses, en combinaison sous ce qui dut être une robe de chambre, une dame, que je crus reconnaître, ouvre. Quand j’allais jouer au flipper dans le bistrot près du Lycée Cyfflé, elle portait des bottes noires qui montaient très haut sur les cuisses presque jusqu’à sa jupe en cuir très courte. Oeil cerné de noir et paupière bleue, rouge à lèvres largement débordant et vaste décolleté ne laissaient que peu de doutes sur sa profession.

Je commence par bafouiller et conclus clairement : “C’est contre les Allemands pour pas qu’ils se réarment”. Elle n’en écoute pas plus; elle grimace un sourire, me prend la carte et me la signe.
“Merci, Madame”. La porte est déjà refermée. Presque partout, j’ai un accueil semblable. Aucune manifestation hostile, peu de paroles. Je pénètre parfois dans la pièce et j’aperçois sept ou huit personnes qui vivent dans une seule pièce. Plusieurs matelas sont à même le sol sur lesquels des enfants sont encore couchés. Je tente d’être le plus discret possible et ne m’attarde pas. Quand j’ai recueilli entre quinze et vingt signatures, je rentre à l’E.N. soulagé, content, fier.
Tu as raison, cet acte n’avait rien de bien glorieux, mais ce fut pour moi l’un des plus difficiles à accomplir. Parce que, peut-être, c’était mon premier acte politique.


Nous venions depuis peu de quitter l’Indochine [En 1954, NDLR]. Après le désastre de Dien Bien Phu, ce fut la guerre d’Algérie. J’échappai aux trente-deux à trente-six mois de service militaire que mes camarades accomplirent dans des conditions variées, mais parfois difficiles et dangereuses. Deux jours passés à Metz, le temps de me déguiser en bidasse, de me faire “réformer définitif”, de voir le matin, depuis le quai de la gare de Metz, un train complet de bleu bites qui se rendaient à Marseille pour prendre le bateau direction Alger. Retour dans mes foyers, c’est-à-dire chez mes parents. Dans l’après midi, j’achetai un seau de cinq kilos de peinture blanche et une brosse. Vers onze heures du soir, je filai dans ma Quatre chevaux sur la Nationale 4 en direction de Toul. C’était alors une nationale à deux voies seulement. Je stationnais dans la montée sur Laxou et commençais mon travail de militant solitaire. Au milieu de la chaussée, je peignis en large lettres PAIX, puis cinquante mètres plus loin EN et cinquante plus loin encore ALGERIE. Inspiré par DUBO DUBON DUBONNET. Durant le quart d’heure que me prit cette activité, je ne fus dérangé que par trois voitures ... Comme il me restait quelques litres de peinture, je me rendis à l’entrée de Nancy au grand garage Renault où travaillait mon père et devant le large portail d’entrée des véhicules, j’écrivis ces mêmes mots, en arc de cercle. Travail soigné.

Mes camarades étaient dans le djebel, risquaient leur vie dans les Aurès. Malgré tout, j’étais décidé, en “mauvais Français”, à soutenir la lutte du peuple algérien.

Retour à la vie civile sans difficultés majeures. Je n’ai pas eu le temps, en quarante huit heures, vaillant appelé sous les drapeaux au service de la Nation, de perdre les habitudes d’un quotidien fait d’éducation des enfants du Peuple, de causettes politiques avec des membres du Parti de la cellule de Saint-Nicolas, de collage d’affiches et de bagarres à coups de balais à colle avec les mecs de la SFIO [l'ancien nom du Parti Socialiste, NDLR], de sorties le samedi soir chez des potes mariés depuis leur sortie de l’Ecole Normale ou peu de temps après, de grasses matinées le dimanche matin. Perspectives bouchées, horizon sans relief, grisaille et monotonie. La guerre d’Algérie s’enlise.

Manifestations...Bouge, bouge, camarade ... manifs, tracts, peinture... PAIX EN ALGÉRIE...
Autre routine.

Difficile de parler d’une réelle activité politique à cette époque. Je n’avais aucune formation, aucune lecture, aucune réflexion, aucune approche théorique. J’étais pour les faibles contre les forts, pour les pauvres contre les riches, pour les dominés contre les dominants, pour les colonisés contre les colonisateurs, pour les opprimés contre les oppresseurs, pour les noirs contre les blancs, pour les ouvriers contre les patrons, pour la dictature du prolétariat contre la “démocratie bourgeoise” qui n’était qu’une forme de dictature des possédants. Pour la lutte des classes. J’étais aussi contre l’attitude de mon père qui refusait toute discussion et tout engagement et qui ne participait que rarement à des mouvements de grève pourtant fréquents dans les années 50. Et je trouvais injuste qu’il profitât des avantages que les grévistes avaient arrachés par leurs luttes aux patrons. Il appartenait à l’une des entreprises les plus puissantes de France, Renault, qui avait été nationalisée peu après la Libération. Renault, dont le syndicat majoritaire était la CGT, était une des entreprises les plus combatives et mon père ne manquait jamais de répéter, quand une grèvedébutait à Billancourt ou à Flins : “Quand Renault tousse, toute la France s’enrhume”. Il est vrai que les mouvements sociaux chez Renault étaient très suivis et entraînaient souvent des grèves importantes dans d’autres secteurs d’activité.

Guy Charoy

La semaine prochaine, la suite de 68 raconté à mes petits-enfants avec le deuxième épisode : Dans la "vie active"

Les autres épisodes de notre série sur Mai 68 à Nancy :

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