26 mars 2008

Mai 68 à Nancy : (1) En mars, les prémices de mai ?


Mai 1968 a été perçu par de nombreux français comme une crise imprévisible [1, notes en bas de la page] et insaisissable, de par la nature des événements eux-mêmes, mais aussi les formes que prit la contestation étudiante. Il convenait de s’interroger à l’échelle d’une ville de province, connue pour la sérénité de sa vie universitaire et la quiétude de sa place Stanislas [2], de la présence ou non de provocations au sein du mouvement estudiantin du printemps 1968 [3]. Les actions entreprises par les étudiants ont-elles, par les formes multiples qu’elles ont revêtues, et par leur caractère parfois subversif, engendré une cascade de réactions au sein des institutions nancéiennes, qu’elles soient universitaires ou politiques ? De même, la question des provocations policières se devait d’être posée : la matraque noire qui s’opposait d’une certaine façon au drapeau rouge a t-elle pu être perçue comme un instrument provocateur du pouvoir gaulliste ? D’autre part, il convient tout particulièrement de s’intéresser aux vecteurs privilégiés des provocations étudiantes ou plutôt à leurs supports de prédilection : affiches et tracts eurent-ils par exemple le même pouvoir provocateur et des effets semblables sur leurs contemporains ? Le « mécanisme provocateur » des étudiants comporte sciemment ou inconsciemment trois points de passage obligés : un acte provocateur, qui peut apparaître ou non au sein d’une manifestation étudiante, une répression policière, réponse à la provocation initiale et enfin la dénonciation de la répression au nom de la solidarité, en qualifiant cette répression à son tour de provocation. Ce cercle vicieux inhérent à la provocation explique d’une part, qu’une manifestation étudiante puisse être considérée comme une provocation par les forces de l’ordre, qui sont là uniquement pour la canaliser, et d’autre part, que la simple présence de ces mêmes forces de l’ordre soit jugée provocatrice par les étudiants. La particularité de la provocation en 1968 est donc d’être là où on ne l’attend pas toujours et de prendre des visages différents suivant les acteurs et les circonstances. La « provocation » peut être alors considérée comme une notion polysémique mais surtout polymorphe.


Mars 1968 à Nancy : les prémices de mai ?

La particularité des événements nancéiens repose non seulement sur leur ampleur et leur intensité, inférieures à ceux de la capitale, mais également sur le fait qu’ils sont décalés dans le temps par rapport à ces derniers. En effet, ils ont lieu principalement en mars 1968 et reposent sur deux mouvements distincts. Tout d’abord, celui des élèves internes des classes préparatoires du lycée Henri Poincaré, puis celui des Cités universitaires, dont la principale revendication est la libre circulation entre les pavillons des garçons et ceux des filles [4]. Ainsi, le lundi 4 mars 1968, éclate le mouvement des élèves de Poincaré. Ceux-ci décident d’entreprendre une grève de la faim pour « manifester leur mécontentement à l’égard du régime disciplinaire auquel ils sont soumis » [5]. Ils attendent qu’on leur accorde les mêmes libertés que tous les étudiants des facultés [6]. Après une journée de négociations, les élèves de Poincaré obtiennent un certain nombre de contreparties leur garantissant des améliorations de leur statut et mettent ainsi un terme à leur grève dès le 6 mars [7]. Si ce mouvement des élèves des classes préparatoires peut être considéré comme un épiphénomène à l’aune des événements qui se déroulent par la suite, il constitue néanmoins la première manifestation de mécontentement des étudiants nancéiens en cette année 1968. A partir du 5 mars, l’agitation gagne à son tour les cités universitaires. La Fédération des associations de résidents de Nancy (F.A.R.N) organise une Assemblée générale pour le mardi 5 mars au soir ; celle-ci est ouverte à tous les résidents et entend discuter des problèmes de règlement intérieur, le point de désaccord principal étant l’interdiction faite aux résidents de circuler librement entre les deux cités universitaires, celle des garçons à Monbois et celle des filles à Boudonville [8] (photo ci-contre aujourd'hui). Dans un premier temps, les autorités compétentes autorisent la tenue de cette réunion, puis la veille elles décident de l’interdire. Indignés, les étudiants décident de maintenir leur Assemblée générale et envahissent la cité de jeunes filles le soir même [9]. Environ 200 étudiants sont présents et entendent bien obtenir la libre circulation entre les pavillons des garçons et ceux des filles. Leur réunion se transforme rapidement en manifestation et ils investissent l’un des bâtiments. Des policiers en civil, appelés à la demande du Recteur, les empêchent d’accéder à d’autres locaux et leur demandent d’évacuer les lieux sur le champ. Les étudiants refusent de quitter la cité universitaire, certains se couchent pacifiquement sur le sol, d’autres profèrent des invectives contre les policiers présents sur les lieux aux cris de « Assassins ! » ou encore « Gestapo ! » [10]. Très vite la situation dégénère lors de l’arrivée en renfort d’un détachement de gardiens de la paix et de C.R.S. Les manifestants sont alors expulsés à la matraque et les jeunes filles présentes sur les lieux sont tirées par les cheveux et évacuées sans ménagement. A peine sortis, une dizaine d’étudiants évacués vont frapper aux portes des chambres de leurs camarades de Monbois en criant : « Les flics cognent ! Tout le monde dans la rue ! » [11]. Les rumeurs des brutalités policières font sortir de leur chambre les quelques étudiants qui se contentaient de suivre les affrontements depuis leur fenêtre ou qui n’avaient pas encore été dérangés par le bruit provenant des autres pavillons. Les premiers évacués reviennent donc à la charge avec des renforts en hommes et en matériel, ramassant sur leur passage tout ce qui pouvait servir de projectiles. Après quelques échauffourées, la cité de jeunes filles de Boudonville est évacuée vers 22h00 [12]. Les résidents se rassemblent alors devant la cité de Monbois et entament une marche de protestation qui doit aboutir Cours Léopold devant le domicile du recteur. Le cortège s’amplifiant au gré des rencontres et de la rumeur, un millier d’étudiants arrive au lieu de rendez-vous pour manifester son mécontentement. Surprises par les échauffourées de Boudonville, les forces de l’ordre les attendent de pied ferme afin d’éviter tout débordement et d’assurer la protection du domicile du recteur, craignant que celui-ci ne soit envahi par un mouvement de foule. Sans qu’il y ait eu de heurts à cet instant, mais sans non plus que quelques étudiants motivés n’aient cessé de provoquer verbalement les forces de l’ordre, celles-ci chargent deux fois les manifestants afin de les disperser. Le rassemblement se transforme alors en sit-in, mais sous les coups des matraques et sous l’effet des grenades lacrymogènes, les derniers étudiants se dispersent dans la nuit.

Le cycle provocation/répression est enclenché à Nancy dans cette nuit du 5 au 6 mars 1968 avec toutefois une particularité : si les résidents des cités universitaires ont outrepassé l’interdiction de se réunir et ont donc provoqué l’intervention des forces de l’ordre, ils ont été profondément choqués et marqués par la répression policière. Loin de relancer dans l’immédiat de nouvelles contestations, les étudiants manifestent leur indignation par différents mouvements mais en évitant soigneusement toute forme de provocation, afin de ne pas donner aux autorités des raisons de les réprimer. D’une certaine façon, la répression policière a permis aux étudiants de se solidariser et dans le même temps de s’engager dans une campagne de dénonciation de la provocation policière. Pour beaucoup d’étudiants, c’est l’intervention des forces de l’ordre, jugée provocatrice, qui a conduit à ce que dégénère un mouvement initial qui entendait simplement mettre un terme à la ségrégation des sexes au sein des résidences universitaires, ségrégation que l’évolution sociale rendait à leurs yeux de plus en plus injustifiée. En effet, la séparation des sexes dans les résidences universitaires était considérée par les étudiants comme une norme obsolète, alors que tout incitait à son abolition dans la société, des modes vestimentaires, les jeans et les baskets constituant « l’uniforme des manifestants de mai » [13], aux Elucubrations d’Antoine, en passant par les films des cinéastes de la « nouvelle vague » [14]. L’obstination de certains à vouloir transgresser la norme, à enfreindre la règle, tenait lieu de provocation, dans la mesure où ils savaient pertinemment que leur action entraînerait une réaction, sans doute disproportionnée, de la part des autorités universitaires.

Le 6 mars, la Fédération des associations de Résidents de Nancy, soutenue par l’Association générale des étudiants de Nancy [15] (A.G.E.N) et l’ensemble des associations d’étudiants appellent à se réunir place Carnot devant le Centre régional des œuvres universitaires et scolaires (C.R.O.U.S) à 12h30 pour un meeting d’information et de protestation contre les violences policières de la veille. Le meeting se transforme rapidement en manifestation, rassemblant près de 1500 étudiants, mais les organisateurs donnent comme mot d’ordre : « Ne provoquez personne ! Pas d’accrochage avec les forces de l’ordre ! » [16] la foule. Une intervention musclée qui allait entraîner dans les heures suivantes un mot d’ordre de grève générale des cours par les principales associations étudiantes, inscrivant ainsi le mouvement revendicatif des cités universitaires dans une remise en cause plus large de l’Université et de son fonctionnement. La grève des cours prend effet le 7 mars avec pour thème de mobilisation la lutte contre la provocation policière et l’intensité démesurée de la répression. afin de prendre les devants sur d’éventuels débordements. L’arrivée de trois cars de forces de l’ordre entraîne la dispersion du cortège sans que celles-ci aient à intervenir. Toutefois, estimant que la manifestation ne se disloquait pas assez rapidement, les forces de l’ordre chargent

Nous voyons bien à travers ces événements que la répression policière a œuvré en faveur d’un surcroît de mobilisation des étudiants nancéiens et que ce mouvement revendicatif se serait peut-être rapidement éteint s’il ne s’était pas heurté à un mur d’incompréhension. Dans ce sens, la répression a été le facteur d’opposition nécessaire au mouvement étudiant pour qu’il se pose clairement comme un élément constitutif et reconnu du dialogue qui allait s’instituer dès l’après-midi du 7 mars. En effet, lors d’une table ronde rassemblant le recteur, les doyens, les professeurs des facultés de Nancy et six représentants étudiants, ces derniers obtiennent des aménagements du règlement intérieur. Les étudiants majeurs des cités sont par exemple autorisés à recevoir dorénavant leurs camarades entre midi et 23h00. Les deux mouvements étudiants distincts qui éclatent à Nancy en mars 1968, celui des élèves du lycée Poincaré et celui des étudiants logés par le C.R.O.U.S [17], bien que concomitants, sont d’une ampleur tout à fait différente. L’un, en effet, naît spontanément et reste circonscrit à un cadre purement local. L’autre s’inscrit dans un mouvement national et répond à des mots d’ordre essentiellement parisiens. Ces deux mouvements s’ignorent et ne fusionnent pas. Quant aux autres étudiants logés dans des structures annexes, comme le G.E.C [18] ou des foyers, ils ne bougent pas. Si la provocation n’est pas absente de ces manifestations étudiantes de mars, elle ne reste pas gravée dans les mémoires comme ce fut le cas pour la répression policière, jugée démesurée par rapport à la situation et considérée, elle comme provocatrice. La répression et la dénonciation de la répression servent à présent de ligne blanche pour les autorités et de référence pour les nancéiens. Les autorités locales comme les étudiants ne souhaitent plus revoir de telles scènes de violence. En mai 1968, l’intervention policière se fera donc beaucoup plus discrète. Nancy ne connaît aucune altercation entre étudiants et forces de l’ordre quand le reste du pays et surtout Paris sont la scène de heurts violents.

Jérôme Pozzi, Agrégé d'histoire, doctorant en histoire contemporaine.
Cet article a été rédigé originellement pour un colloque sur la culture de la provocation organisé en 2003 par le Professeur Didier Francfort.

Prochains épisodes sur Mai 68 à Nancy :



[1] La théorie selon laquelle mai 1968 aurait été un « accident météorologique » a été récemment remise en cause par Kristin Ross qui voit dans la mobilisation contre la guerre d’Algérie les signes avant-coureurs de cette crise. L’auteur avance également l’idée de la prédominance de la portée politique des événements au détriment des « dimensions culturelles, sinon morales et spirituelles » (Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, Complexe, 2005, p. 21).

[2] Sur le rôle d’agora politique et culturelle de la place Stanislas, on se reportera avec profit à la contribution de Didier Francfort, « La place Stanislas : lieu unanime et conflits de mémoire », in Philippe Martin et François Roth, Mémoire et Lieux de Mémoire en Lorraine, Editions Pierron, 2003, pp. 99-108.

[3] Sur les événements de mai 1968 en Lorraine et leur contexte politique et social, on se référera à l’ouvrage de François Roth, Encyclopédie illustrée de la Lorraine, L’époque contemporaine : Le vingtième siècle, 1914-1994, vol. 2, P.U.N, 1994, notamment le chapitre 10 intitulé « Politique nationale et dimension régionale » pp. 219-238.

[4] A.D Meurthe-et-Moselle, W1296/26, Manifestations des étudiants de Nancy.

[5] L’Est Républicain, 5 mars 1968.

[6] En 1968, la ville de Nancy compte cinq facultés (Droit et Sciences économiques, Lettres et Sciences Humaines, Sciences, Médecine, Pharmacie), huit écoles d’ingénieurs, un I.U.T et des classes préparatoires aux grandes écoles qui sont situées en centre ville dans les locaux du Lycée Henri Poincaré. Celles-ci accueillent à cette époque, toutes filières confondues, environ 260 élèves par an. Entre 1960 et 1968, les effectifs étudiants à Nancy ont plus que doublé pour atteindre près de 21000 étudiants en 1968. Cette explosion des effectifs est également constatée à l’échelle nationale puisque l’on est passé de 214700 étudiants en 1960-61 à 508100 en 1967-68, soit un rythme d’augmentation compris entre 10 et 15% par an (d’après Antoine Prost, Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, Paris, Nouvelle Librairie de France, 1982, t. IV, p. 265).

[7]Ainsi l’édition de L’Est Républicain du 7 mars peut-elle titrer : « Vers une détente sur le front étudiant ? ».

[8] Sur ce point, les événements nancéiens sont en adéquation avec ceux qui se sont déroulés à Nanterre un an auparavant, le 21 mars 1967. Un groupe d’étudiants occupait le bâtiment des filles à la résidence universitaire pour protester contre le règlement intérieur qui interdisait ce bâtiment aux garçons (d’après Didier Fischer, L’Histoire des étudiants en France de 1945 à nos jours, Paris, Flammarion, 2000, p. 393).

[9] Nous reprenons ici le récit des événements de Magalie Quelavoine dans son mémoire de maîtrise, Le milieu étudiant dans les années 1960 à l’Université de Nancy, dir. Gilles Le Béguec, Nancy 2, 1997, pp. 129-140. On se reportera également au travail de H. Hocquet, Mai 68 à la faculté des lettres de Nancy, dir. Mme Lagny, Nancy 2, 1980.

[10] L’Est Républicain, 6 mars 1968.

[11] Entretien avec Jean-Paul Rothiot, 1er octobre 2003. Le témoin en question se trouvait à la cité universitaire de Monbois, la fenêtre de sa chambre donnant sur la cité des filles de Boudonville. Alors étudiant en 1ère année d’histoire, membre de l’U.N.E.F en 1968 puis de l’U.E.C. L’année suivante, J.-P. Rothiot fut en 1969 tête de liste de son Unité d’enseignement et de recherche (U.E.R) pour les élections. Par la suite, il s’intéressa aux questions liées à la participation des étudiants au sein de la vie universitaire, aux côtés du Professeur Pierre Barral.

[12] Au cours de cette « folle nuit » (L’Est Républicain, 7 mars 1968), un étudiant est blessé et deux autres sont interpellés par les forces de l’ordre.

[13] Antoine Prost, Education, société et politiques. Une histoire de l’enseignement en France de 1945 à nos jours, Paris, Seuil, 1997, p. 136.

[14] Nous pensons entre autres au film de Jean-Luc Godard, Masculin-Féminin, 1966.

[15] A.D Meurthe-et-Moselle, W1296/25, Organisations étudiantes. Sur le plan local, l’U.N.E.F est organisée en A.G.E (Association générale des étudiants). Celle de Nancy est la plus vieille de France, puisqu’elle a été fondée en 1877 sous le nom de Société des étudiants. En 1968, l’A.G.E.N regroupe un millier de membres. Elle est contrôlée par les jeunes de l’Union des étudiants communistes (U.E.C). Elle a été présidée successivement par René Franon (de 1967 à mai 1968), Marc Zamichiei (mai à décembre 1968) et par Bernard Friot après 1969. On peut signaler dans une perspective détaillée, à l’échelle nationale, l’étude d’Alain Monchablon, Histoire de l’U.N.E.F, 1956-1968, Paris, P.U.F, 1983.

[16] L’Est Républicain, 7 mars 1968.

[17] A.D Meurthe-et-Moselle, 1006W30, Affaires universitaire

[18] Fondé en 1921 par le Révérend père Lejosne, le Groupement des étudiants catholiques était à la fois un foyer d’étudiants, un groupe d’action sociale et un cercle de conférenciers.

16 mars 2008

Le campus unrest (1964-1970) : Des campus très agités

Berkeley et le Free Speech Movement

[sit-in à Berkeley]

Aux États-Unis, la contestation étudiante commence dès 1964 à Berkeley. L'université est publique (État de Californie), située dans la banlieue de San Fransisco, à proximité du ghetto noir d'Oakland. La discrimination à l'encontre des noirs est un des premiers sujets de mobilisation. Des manifestations ont lieu contre les entreprises n'embauchant pas assez de noirs. Dès l'été 1963, des étudiants vont passer l'été dans le Mississippi pour aider la cause des noirs dans le Sud. Dans une Californie dirigée par des hommes politiques plutôt conservateurs, l'agitation étudiante est dénoncée. L'université en vient à interdire les activités politiques sur le Campus le 14 septembre 1964. Cette mesure entraine l'union des étudiants, surtout après l'arrestation de ceux qui ont bravé l'interdit. 500 personnes demandent à comparaître avec 5 personnes jugées. La police intervient sur le campus entrainant un sit-in qui fait date et devient permanent. Le Free Speech Movement (mouvement pour la libre parole), et son leader Marco Savio, voient leur méthode triompher. Un accord est trouvé le 2 octobre. Mais l'Université ne tient pas ses promesses et l'agitation reprend en élargissant les thèmes de la contestation. C'est la société tout entière qui est critiquée, en particulier l'université, comparée à une entreprise dont les étudiants seraient la matière première. Au fil des mois et des années, la lutte contre l'engagement américain au Vietnam et la conscription prennent une place importante. De fait, si peu de jeunes vont réellement partir (8% des jeunes hommes en âge de partir soit 2,15 millions de 1964 à 1972), l'angoisse d'un possible appel mobilise fortement les étudiants.

Columbia : "Gym Crow must go"

Dans cette deuxième partie des années 1960, Berkeley est donc un modèle de la contestation.
En 1968, c'est l'Université Columbia à New York qui se distingue. Comme à Berkeley, la question noire et la contestation de l'ordre établi et de l'autorité se mêlent à d'autres revendications. De plus, l'université, qui est privée, est liée au Secrétariat à la Défense par des contrats de recherche et travaille avec la firme chimique Dow qui produit le Napalm utilisé au Vietnam.
Le point de départ est la construction d'un gymnase à l'emplacement d'un parc fréquenté par la population de Harlem, le ghetto noir limitrophe. Columbia est en effet au Nord de Manhattan et vit dans un climat d'insécurité. En construisant ce "Gym", l'université espère résoudre ce problème. Le 23 avril, une manifestation a lieu avec ce slogan : "Gym Crow must go". C'est une double allusion à la construction du Gym et un jeu de mot autour de Jim Crow, personnage imaginaire incarnant les lois de la fin du XIXème siècle qui, après l'abolition de l'esclavage, organisaient la ségrégation dans le Sud. Le campus est occupé. La police intervient de manière musclée entraînant, là-encore, un élan de solidarité. Finalement, le projet est abandonné, les liens de Columbia avec la Défense coupés et les étudiants associés à la gestion de l'Université. C'est une victoire pour les étudiants et leur leader Mark Rudd (en photo ci-contre). Columbia devient un modèle pour les étudiants du pays.

Kent State, le drame

[4 mai 1970, campus de Kent State, la police tire]

Le 30 avril 1970, Nixon, élu en novembre 1968 sur la promesse d'une paix au Vietnam, annonce que des troupes américaines sont entrées au Cambodge. L'agitation étudiante connaît alors un nouveau sommet. Le 4 mai, sur le campus de l'université Kent State dans l'Ohio, la police tire. On relève 4 morts et 9 blessés. C'est la fin d'une époque. [Pour en savoir plus sur cet évènement, lisez l'article sur la chanson "Ohio" de CSN&Y sur l'Histgeobox].

Au-delà des contextes spécifiques à chacune de ces universités, la contestation étudiante est une vague de fond qui puise à différentes sources : Vietnam, gestion des universités, question noire, libération des mœurs, société de consommation. Sur tous ces sujets, la parole se libère. C'est aussi une véritable révolution culturelle qui voit l'émergence d'une contre-culture autour de trois "ingrédients" (A. Kaspi) : liberté sexuelle, usage des drogues et nouvelle musique. Les festivals sont les lieux privilégiés de cette contre-culture.

Retrouvez dans le dossier sur l'année 1968 en France et dans le monde, de nombreux articles sur les "sixties", notamment sur la musique et les festivals par J. Blottière.


Sur internet :
A lire sur ce sujet :
  • André Kaspi, États-Unis 68. L'année des contestations, Complexe, 1988
  • Jacques Portes, Les Américains et la Guerre du Vietnam, Complexe, 1993

15 mars 2008

La France remporte le Grand Chelem....1968

Le tournoi est en fait créé en 1882-1883 entre 4 nations : l'Angleterre, l'Écosse, le Pays de Galles et l'Irlande. Il devient le Tournoi des V nations en 1910 puisque la France y participe pour la première fois. Elle est cependant exclue de 1932 à 1939 (pour violence). Après guerre, elle remporte deux fois le tournoi mais à égalité avec une autre équipe en 1954 et 1955. Sa première victoire seule remonte à 1959, suivie de deux autres en 1961 et 1962.
Après la période des frères Boniface et un Grand Chelem manqué de peu en 1967, le tournoi 1968 voit la consécration du XV tricolore qui va pour la première fois remporter ses 4 matches.

27 joueurs participent à cette aventure. Les Français gagnent à Edimbourg (6-8) dans un match très serré emporté dans les dernières minutes grâce à un essai de Bernard Duprat. Gachassin joue à l'ouverture contre l'Irlande qui est battue à Colombes 16 à 6. La France est alors divisée entre pro-Gachassin et pro-Cambé pour constituer la charnière de l'Equipe de France . Les frères Camberabero sont une alternative à la charnière Gachassin-Mir. Lilian est demi de mêlée (9, photo à gauche contre le Pays-de-Galles) et Guy demi d'ouverture (10). Ils vont gagner leur place de justesse lors d'un match de préparation à Grenoble avec une sélection du Sud-Est (dont il font partie) qui bat de peu l'équipe de France dans laquelle jouent Mir et Gachassin. Les Cambé sont donc à la baguette contre l'Angleterre, leurs coups de pieds vont faire des miracles (1 drop, 1 pénalité et 1 transformation à eux deux) mais Gachassin placé à l'aile marque un essai. Les Anglais sont battus 14-9 à Colombes.

C'est à Cardiff le 23 mars que doit être désigné le vainqueur. Les Gallois de Gareth Edwards ne peuvent plus remporter le Grand Chelem mais entendent bien gagner à l'Arms Park.
Le match n'est pas très plaisant, les conditions climatiques sont mauvaises (photo ci-contre), mais la moisson française se conclut par une victoire (14-9). Les Cambé ont marqué l'essentiel des points, le capitaine Christian Carrère a marqué un dernier essai après un drop contré de Lilian. Les Français remportent enfin leur premier Grand Chelem. Précisons que les Gallois dominent ensuite le Tournoi et le rugby à partir de 1969 (7 victoires dont 3 Grand Chelem), disposant avec le demi de mêlée Gareth Edwards de l'un des meilleurs rugbymen de tous les temps.

L'Angleterre a remporté douze Grands Chelems, le Pays de Galles dix, la France 8, l'Ecosse 3 et l'Irlande 1. L'Italie, admise en 2000, n'a encore jamais remporté le Tournoi.

- Un dossier consacré au Grand Chelem 68 sur le site de L'Equipe (d'où proviennent les photos)
- Sur Wikipedia, les 27 joueurs et les marqueurs ainsi que le palmarès complet du Tournoi.
- Des supporters poitevins à Cardiff, une vidéo sur le site de l'INA...

Le sommaire complet du dossier sur l'année 1968 en France et dans le monde (notamment un article de Richard Tribouilly sur les JO de Grenoble).

08 mars 2008

L'année 1968 au Japon : les vents de la colère


Comme pour les Etats-Unis ou la France, la contestation n'a pas de cause unique. Ainsi peut-on identifier trois axes aux revendications du 68 japonais : une démocratisation du système éducatif, la critique de l'impérialisme américain, notamment au Vietnam, et la dénonciation des méfaits de l'incroyable croissance japonaise sur l'environnement et la population.

La contestation de l'impérialisme des Etats-Unis et du rôle du Japon

C'est de la base américaine d'Okinawa que décollent les B52 qui vont bombarder le Nord-Vietnam, les ports japonais accueillent les navires de l'US Navy. Le Japon est donc, pour les Etats-Unis, une base arrière indispensable depuis la Guerre de Corée qui a d'ailleurs permis un essor remarquable de l'industrie nippone. Depuis le traité de paix de San Fransisco de 1951, entré en vigueur l'année suivante, le Japon est un pays indépendant mais un allié fidèle des Etats-Unis pendant la guerre froide.
On peut dire que le 68 japonais est lancé dès janvier. A l'origine du mouvement, se trouvent les étudiants de la Zengakuren, la ligue des étudiants, qui est proche des communistes mais est traversée de multiples courants. Le port de Sasebo doit accueillir le porte-avions USS Enterprise. Des milliers d'étudiants affrontent la police pour l'en empêcher. Le navire doit finalement s'amarrer au large. En février, c'est la base d'Okinawa (500 km au sud des côtes japonaises) qui est la cible des étudiants. Là aussi, des affrontements se produisent.



Pour la démocratisation des universités

Durant le mois d'avril, ces revendications à propos du Vietnam se mêlent aux revendications concernant plus directement les étudiants, comme en France et aux Etats-Unis. Lycéens et étudiants refusent l'augmentation des taxes scolaires, rejettent la pédagogie pratiquée et la sélection à l'entrée de l'université. Cela entraine l'occupation de 200 universités à partir du mois d'avril. Sur les campus, les étudiants affrontent la police et des groupes nationalistes et d'extrême-droite.

Contre les méfaits du progrès

En cette année 1968, le PNB du Japon dépasse celui de la RFA. Depuis 1955 en effet, l'économie japonaise est entrée dans une période de "Haute-croissance". Mais cet essor s'est fait au prix de nombreuses erreurs, notamment sur les questions environnementales. La contestation de ces méfaits va donc se greffer sur les autres revendications évoquées.
Une affaire symbolise cette question : Minamata. Dans cette ville industrielle de l'île de Kyushu, l'entreprise chimique Chisso, exemple de réussite économique, a rejeté dans la mer de nombreux métaux lourds et du mercure à partir des années 1930. Vingt ans plus tard, les effets de cette pollution se font sentir. Premiers touchés, les pêcheurs et la population locale. De nombreux morts (plus de mille jusqu'à aujourd'hui) et des nombreuses malformations parmi les nouveaux-nés sont peu à peu dévoilés. C'est à partir de 1968 que le combat des habitants pour la reconnaissance de cette "maladie de Minamata" commence à prendre de l'ampleur (Il faut attendre 1995 pour qu'un accord d'indemnisation soit trouvé après de multiples procès...).
Autre sujet de contestation : la construction d'un nouvel aéoport au nord de Tokyo, à Narita, qui conduit à l'expropriation de nombreux agriculteurs. Cela entraine en mars des manifestations de leur part (photo ci-contre). Ils sont rejoints par des étudiants.

La contestation prend de l'ampleur, alimentée par les multiples mécontentements évoqués. Le 15 juin, une manifestation contre l'intervention américaine au Vietnam rassemble des dizaines de milliers de manifestants. Pendant l'été, les occupations d'université se multiplient, associant enseignants et étudiants. Fin octobre, le mouvement mené par la Zengakuren, décide de s'attaquer à des symboles, c'est "l'assaut de Tokyo". Des étudiants et des ouvriers assiègent pendant trois jours la Diète (Parlement), l'Ambassade des Etats-Unis, des postes de police et la gare de Shinjuku à Tokyo. L'agitation s'étend également dans trois cent villes. Ces trois jours font des centaines de blessés dans les deux camps. Les plus résolus se replient sur les universités de Tokyo (Todai) et Nihon. Ces deux sites sont finalement repris par la police en novembre et en janvier 1969 (Todai). La "normalisation" peut commencer....

[Extrait du manga de Yamagami Tatsuhiko, Les vents de la colère]

A lire

- Une chronologie de l'année 1968 au Japon
- Alain Brossat, "La Zengakuren japonaise, modèle pour les étudiants occidentaux ?" in Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel (dir.), 68 une histoire collective [1962-1981], La Découverte, 2008. L'article est disponible en intégralité.
- Un très bon article sur le 68 japonais.
- Sur la maladie de Minamata, le compte-rendu d'un ouvrage sur la question et l'article de Wikipedia.
- Un manga évoque magnifiquement cette période de l'histoire du Japon, Les vents de la colère de Tatsuhiko Yamagami, publié en feuilleton à la fin des années 1960, il est traduit en français aux éditions Delcourt avec une très bonne introduction et postface de Patrick Chesnet. Mon compte-rendu dans le coin BD-Manga.
- Deux films documentaire sur les résistances aux projets de construction : Un été à Narita, réalisé par Ogawa en 1968 et Kashima Paradise, film de 1973 réalisé par Bennie Deswarte et Yann Le Masson.

Le dossier sur l'histoire de l'Asie orientale et le sommaire complet du dossier sur l'année 1968 en France et dans le monde.

L'année 1968 au Japon : chronologie

janvier
porte-avions USS Enterprise
assaut par la Zengakuren (ligue nationale des étudiants)
février
attaques par des jeunes de la base d'Okinawa d'où partent les B52 américains bombardant le Vietnam
mars
Affrontements entre manifestants et forces de l'ordre. Les agriculteurs et les étudiants protestent contre la construction du nouvel aéroport de Tokyo-Narita qui entraine de nombreuses expropriations.
28 avril
Violente manifestation d'étudiants contre la guerre du Vietnam à Tokyo. 130 blessés.
17 juin
La police pénètre dans l'université de Tokyo pour mettre fin à son occupation.
25 juin
En réaction à l'intervention de la police, grève de grande ampleur qui touche 6000 étudiants. Les cours sont interrompus dans la plus grande université du pays, Nihon, et à l'université Kéio de Tokyo.
octobre
Des étudiants et des ouvriers assiègent pendant trois jours la Diète (Parlement), l'Ambassade des Etats-Unis, des postes de police et la gare de Shinjuku à Tokyo.
novembre
La police reprend le contrôle de l'Université Nihon

Restitution par les Etats-Unis des îles Bonin.

Chronologies de l'année 1968 : aux États-Unis, au Vietnam, en Pologne, dans le monde,...et en France.

Le sommaire complet du dossier sur l'année 1968 en France et dans le monde.

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