05 avril 2010

68 raconté à mes petits-enfants (4) Pendant ce temps... UEC et UJC



Suite du témoignage de Guy Charoy, après sa découverte de la politique et ses premiers engagements, Guy s'est lancé dans la "vie active" comme instituteur. Il nous a raconté ensuite sa mutation à Badonviller où il s'ennuie ferme mais en profite pour lire et continue à "barbouiller".
Cette semaine, il nous éclaire sur la mouvance d'extrême-gauche qui ne se reconnaît pas dans le Parti Communiste. Une partie des communistes adoptent une attitude pro-chinoise et se tourne vers le maoïsme en critiquant le "révisionnisme" des communistes fidèles à Moscou. Cette tension aboutit à leur exclusion de l'UEC en 1966 et à la fondation de plusieurs groupes marxistes-léninistes hors du PCF.


Après ce long préambule qui permet de me situer par rapport à ceux que je vais côtoyer pendant toutes les années agitées d’activité politique et dont un certain nombre sont encore mes amis, je dois donner quelques indications sur la situation historique. Et je prendrai l’essentiel des informations dans Wikipédia.

"L'UEC (Union des Étudiants communistes), si elle a été fondée en 1939, est issue d'un grand nombre de groupes étudiants, aux effectifs et à la durée de vie plus ou moins importants, dont les plus anciens remontent à la toute fin du XIXè siècle. Cependant, on peut dater l'émergence du mouvement étudiant communiste à 1920, en parallèle avec la création de la jeunesse communiste et du Parti communiste français.
Comme pour ces deux organisations, c'est la question de l'adhésion à la IIIe Internationale qui aboutit à sa création. Les tendances et membres désignées comme « gauchistes » par l'UEC sont exclues en 1966, elles seront particulièrement actives dans la révolte étudiante de mai 68. Les exclusions ont pour raison principale soit l'adhésion de membres (comme Alain Krivine) aux idées trotskistes critiquant et rejetant durement le stalinisme et ses dérivés, qui aboutit à la formation de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR, trotskistes). Soit la rupture de membres avec l'URSS préférant soutenir le maoïsme et la Chine, créant ainsi l'Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJC (ml), maoïstes).

1966
"La constitution, à la fin de 1966, des premiers Comités Vietnam de Base, c'est donc la réponse correcte dans son principe et dans sa forme, à la nécessité objective de l'édification en France d'une force politique anti-impérialiste capable de concrétiser la solidarité de fait entre le peuple français et les peuples agressés par l'impérialisme, capable de concrétiser les aspirations profondes du peuple français à soutenir la lutte des peuples qui affrontent directement l'impérialisme.

VIVE LE PEUPLE VIETNAMIEN
VIVE LE PEUPLE LAO
VIVE LA SOLIDARITE DES PEUPLES CONTRE L'IMPERIALISME
VIVE LA VICTORIEUSE GUERRE DU PEUPLE"

Introduction et conclusion du Congrès des Comités Vietnam de Base en mars 68

[Portrait du leader vietnamien Ho Chi Minh par Guy Charoy]

Complément d’information donné par mon vieux camarade Georges [1] : Ce n'est qu'en 1965, qu'il y a eu les années pro-chinoises (jusque-là le grand homme, et il le reste pour moi, c'était Sartre). [Il y avait ] Nofal [2] et moi, l'Hauwuy étant plutôt côté PCMLF, Murielle Hocquaux [2]– chez qui, dans les Vosges on s'est réuni à une dizaine avant de faire notre GRCP [3]... Union ensuite à l'UEC que nous avons vidée en créant l'UJC-ML dont nous fûmes la première cellule à sortir au grand jour, année fertile avec la venue de Judith Lacan [4] ("Docteur, j'aime votre fille, que dois-je faire?", Nofal), Françoise Gacon dont s'empara le Minibob [deux étudiants en philosophie], et Régis Debray qui nous avait présenté aux Ulmiens (Robert Linhard [5], Benny Lévy, plus tard Victor, Christian Riss, etc.).


Un soir [donc en 1966], je dois me rendre à la Librairie du Marché, au début de la rue Saint Dizier, non loin de la Porte Saint-Nicolas. Nofal, Georges, le Belge m’ont demandé de venir participer à une réunion dans ces locaux du Parti Communiste. (Je viens à tort d’utiliser le pronom de la première personne du singulier. Marie France était aussi de la “fête”.)

Je connaissais ces locaux. À la fin des années 50, j’avais participé à son achat avec un versement d’un cinquième de mon salaire, ce que je trouvais alors conséquent. Que me reste-t-il de cette soirée qui fut le départ de mon engagement auprès de ces jeunes militants ? Je dis jeunes militants, car j’étais de six à huit ans plus âgé qu’eux.
Il est huit heures du soir, la nuit est tombée. Nous entrons dans la librairie et montons au premier étage. Une salle enfumée contient une trentaine de personnes, assises pour la plupart à même le plancher. Face à nous, à une table trois personnes qui n’ont rien d’étudiants. Au centre, le “chef”, une cinquantaine d’années. Échanges verbaux plus ou moins chauds. Jeu, comédie ou agressivité réelle. Incapable de le dire. Votes à main levée. Je regarde les étudiants du Carnot. Je les imite avec un léger temps de retard. Nofal demande une interruption de séance. Le groupe Carnot sort. Je sors avec eux. J’écoute, je regarde, je ne comprends rien. Révisionnisme, marxisme-léninisme, rapport Khrouchtchev, théorie-pratique. Des mots, des concepts qui n’avaient aucun sens pour moi. Peut-être, n’est-ce même pas dans ces moments que je les ai entendus pour la première fois.

Retour dans la salle où sont restés les autres militants de l’UEC et les responsables du Parti. Votes. Je lève la main. Je suis un pion.
Avant de partir, j’entends en conclusion le responsable du Parti : “Camarades, la lutte des claches, ch’est complexche.”
Je pense qu’il y a scission. Pourquoi ?

Il est évident qu’il me faut lire et tenter de comprendre les analyses marxistes léninistes. Manifeste du parti communiste (1848), Les luttes de classes en France (1850), Salaire, Prix et Profit (1847) de Karl Marx, Que faire ? et L’impérialisme stade suprême du capitalisme de Lénine me sont tout d’abord conseillés. J’achetais de moi-même trois volumes : Grève, Grève masse, Grève politique de masse, de Maurice Thorez [6]. Je suis la seule personne que je connaisse qui ait lu ces ouvrages sortis des oeuvres complètes du principal dirigeant du Parti Communiste de l’après guerre.
Althusser est le philosophe [7], maître des “ulmards”. Pour Marx, Les cahiers du Marxisme-léninisme... Toujours le même refrain : je n’y comprends pas grand chose.

Il y a effectivement scission. Nofal, Georges et quelques autres sont en contact avec les Normaliens de la rue d’Ulm [8]. C’est le début de l’UJC (ML). Nofal et Georges font partie du bureau politique.

L’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes, UJC (ML), est une organisation maoïste fondée le 10 décembre 1966 par une centaine de militants exclus de l'Union des étudiants communistes. Dirigée par Benny Lévy, Robert Linhart et Jacques Broyelle, (le vrai patron est alors Robert Linhart) elle est principalement implantée à Paris à l'École normale supérieure. Contrairement au Mouvement communiste français (marxiste-léniniste) et au Parti communiste marxiste-léniniste de France, l'UJC (ML) considère que la construction du parti communiste doit reposer sur l'initiative des masses populaires.
Pour l'UJC (ML), les étudiants maoïstes doivent se lier aux ouvriers en abandonnant leurs études et en allant travailler dans les usines. Elle crée les Comités Vietnam de base pour défendre le régime du Nord-Vietnam contre l'armée américaine et publie le journal Garde rouge.


"Les principes et les thèses qui constituent la résolution de la première session du premier Congrès de l'U. J. C. (m.-l.) ont guidé notre lutte contre le révisionnisme dans l'U. E. C., organisation étudiante du P. C. F. révisionniste. Cette lutte est aujourd'hui victorieuse : l'U.E.C. n'existe plus; la majorité réelle des étudiants communistes se sont placés sur les positions du marxisme-léninisme."

RÉSOLUTION POLITIQUE DE LA Ière SESSION DU Ier CONGRÈS DE L'U. J. C. (m.l.) [Tiré des Cahiers Marxistes-Léninistes, n°15, janvier-février 1967.]


[1] Il s'agit de Georges Sturm, il a participé au voyage en Chine en remplacement d'un camarade qui ne pouvait s'y rendre. Pour en savoir plus, lire l'entretien qu'il a accordé aux DNA en 2011.
[2] Nofal Germanos a fait partie du bureau politique de l'UJC (ML). A ce titre, il a participé à un voyage en Chine à l'invitation des autorités chinoises. Il a été le premier directeur de la publication de Garde Rouge, l'organe de l'UJC (ML).
[3] GRCP : Grande Révolution Culturelle Prolétarienne. Référence à la Révolution Culturelle menée par Mao en Chine à partir de 1966.
[4] Judith Lacan est la fille du psychanalyste Jacques Lacan
[5] Robert Linhart, aujourd'hui sociologue, est un des normaliens qui quitte l'UEC pour fonder l'UJC-ML en 1966. Il en est le théoricien. En raison de problèmes psychologiques, il ne participe que peu à l'effervescence de mai 1968 et fonde la Gauche prolétarienne avec Benny Levy à l'été 1968.
Régis Debray est une figure bien connue du monde intellectuel aujourd'hui, notamment depuis sa proximité avec François Mitterrand au début des années 1980.
Benny Lévy (1945-2003) était philosphe, normalien également. Membre de l'UEC puis de sa scission pro-chinoise l'UJC-ML, il poursuit dans la voie maoïste avec la fondation de la Gauche Prolétarienne. Il adopte le pseudonyme de Pierre Victor. Il devient ensuite le secrétaire de Jean-Paul Sartre.
[6] Maurice Thorez (1900-1964) a dirigé le Parti Communiste Français de 1930 à 1964. Il a incarné la fascination des communistes pour l'URSS dont il a fidèlement suivi les consignes, de la stratégie de "classe contre classe" au stalinisme en passant par le Front Populaire.
[7] Louis Althusser (1918-1990) Philospohe français ayant appartenu au courant structuraliste, connu pour sa relecture attentive du marxisme débarassée des interprétations staliniennes.
[8] L'Ecole Normale Supérieure. Fondée en 1794, cette école supérieure forme des étudiants pour la recherche et l'enseignement. Son accès se fait par un concours très sélectif après deux années de classes préparatoires (en hypokâgne et kâgne pour les lettres). La formation est aussi bien scientifique que littéraire. Les élèves sont rémunérés et ont le statut de stagiaire-fonctionnaire. Ils doivent dix ans à l'Etat. L'école de la rue d'Ulm à Paris est la plus ancienne. Deux autres ont été créées à Cachan et à Lyon.

La semaine prochaine, la suite de 68 raconté à mes petits-enfants avec le cinquième épisode :
"Garde Rouge à Nancy"

Les autres épisodes de notre série sur Mai 68 à Nancy :Et retrouvez le sommaire du dossier sur l'année 1968 en France et dans le monde.


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