14 février 2010

68 raconté à mes petits-enfants (3) Solitude et barbouille

Suite du témoignage de Guy Charoy, après sa découverte de la politique et ses premiers engagements, Guy s'est lancé dans la "vie active" comme instituteur. Il nous raconte cette semaine sa mutation à Badonviller où il s'ennuie ferme mais en profite pour lire et continue à "barbouiller".


Badonviller... Depuis trois mois. Nommé là à mon retour d’Allemagne. Impossible de récupérer mon poste de Varangéville. Terminé le travail d’instit en classe primaire. Nommé au Cours Complémentaire de Badonviller pour enseigner l’allemand.
Badonviller... Fin fond de la Lorraine, limite des Vosges. Badonviller cul-de-sac. Un bus pour garder le lien avec la civilisation, avec Lunéville. Et pas tous les jours. Badonviller terminus. Ensuite, demi-tour. Ou alors, passer le col de la Chapelotte, puis le Donon et descente sur Schirmeck, direction Strasbourg. Badonviller, mon Guernesey sans le génie (1).

Je suis logé dans les bâtiments scolaires que je ne quitte guère. Une vie d’ermite succède à la vie aventureuse et tumultueuse en Teutonie. Je ne quitte mon antre que pour acheter les clopes, le pain, les pâtes, les flocons d’avoine et les pommes du repas du soir. Pour accompagner le matin dès sept heures et quart et le soir jusqu’à six heures et demie les enfants dans le car, une semaine par mois, lorsque je suis de service. Les autres jours, je me lève au grincement des freins du car de ramassage qui stoppe à quelques mètres de ma fenêtre.
Mon appartement se compose de deux pièces : deux glacières. Le matin, j’ai juste le temps de sauter dans mon pantalon, d’avaler un bol d’eau que je fais chauffer sur mon réchaud à gaz butane, de me passer les mains dans les cheveux pour plaquer les épis éventuels de la nuit. Je bois mon thé debout, le bol dans une main, le rasoir électrique dans l’autre. Je n’ai pas la fraîcheur du gardon quand, dix minutes plus tard, je me retrouve devant les élèves de la première heure. À midi, je mange à la cantine avec mes collègues et les enfants. Je n’allume mon fourneau à fuel qu’à la fin de ma journée. Deux heures pour tempérer les pièces aux plafonds à quatre mètres. Je peux ôter une pelure quand j’engloutis sans guère mastiquer les raviolis tièdes que je pique à la fourchette direct dans la boîte ou les flocons d’avoine cuits dans trois quarts de litre de lait avec des raisins secs que je pioche à la cuillère direct dans la casserole.

Je m’adonne à nouveau à mes activités de barbouilleur, activités que j’avais abandonnées depuis mon retour d’Allemagne. Je passe des heures à patauger dans les couleurs à l’huile, à en tartiner les toiles et les feuilles de bristol. Et c’est le supplice, lorsque, sous l’eau courante, je frotte chacun de mes doigts à la brosse à ongles. Je m’étonne que des stalactites de glace ne pendent pas à l’unique robinet au-dessus de l’évier. L’eau froide me bloque les articulations. Le matin, au réveil, les articulations ont doublé de volume et je peux à peine bouger les phalanges. Barbouiller et lire. Mes deux occupations. Le samedi, en début d’après-midi, les courses du week-end et je ne sors plus de ma tanière avant le lundi.

Pourquoi ce long préambule ? Et mai 68 ?

Je cherche seulement à te dire dans quel état d’esprit, je pouvais être dans les années qui ont suivi mon retour d’Allemagne. J’avais vingt-quatre ans. Je vivais reclus. Je n’étais au fait des
événements que par l’intermédiaire du transistor acheté à Kiel qui me tenait compagnie à longueur de temps passé dans mes deux pièces.
Le meilleur devait cependant m’arriver à Badonviller : la rencontre de Marie France. Et tu vois, j’avais bien fait d’attendre la bonne personne. François n’aurait jamais été François et toi, tu ne serais pas là !



Les Békawés

Au cours de l’année 1962, je retournais, de temps à autre, le jeudi à Nancy où je retrouvais les Békawés qui étaient des amis de ma soeur Dany. De longues heures au "Carnot", une brasserie près de la fac qui alors était de lettres et de droit. En face du Carnot se trouvait "l’Aca". Par une sorte d’accord tacite, "le Carnot" était “réservé” aux étudiants de lettres, plutôt de gauche, et "l’Aca" aux étudiants de droit, plutôt de droite.
Assis sur les banquettes du Carnot, face à une bière ou le plus souvent un café servi dans une petite tasse octogonale vert bouteille, six à huit jeunes garçons et deux ou trois filles d’une vingtaine d’années à peine pour certains, Claude, Marie, le grand et le petit Griff, le Bob, le Belge, Nofal, Georges et quelques autres, discutaient, s’engueulaient, plaisantaient. Ils refaisaient le monde, ou plutôt ils construisaient un monde nouveau. De temps à autre, l’un d’eux appelait “la Juju”, une serveuse boulotte, robe noire, tablier blanc et un énorme nœud dans les cheveux, tout droit sortie d’une gravure de Hansi (2), pour un autre petit noir bien serré.
Marx, Lénine, Gramsci et bien d’autres dont je n’avais jamais entendu parler. J’étais impressionné et tentais de suivre le discours politique de ces anciens khâgneux dont certains poursuivaient des études littéraires, de philosophie ou de sociologie.
Faulkner, Fitzgerald, Gombrowicz, Henry Miller, mais aussi Beaudelaire, Artaud, Maïakovski, Bataille, les surréalistes.
J’écoutais, je notais mentalement. Je découvris aussi que la bande dessinée avait aussi son charme pour ces garçons et Nofal accepta un jour de me prêter ses Lucky Luke.
Jourdheuil parlait de Brecht. Il se clarifiait les idées à nos dépends. De la confusion naîtrait la clarté.

Même au flipper, je ne parvenais pas à rivaliser.

Deux ou trois ans plus tard, Marie France et moi, nous retrouvions le groupe au Piroux, bistrot non loin de la gare, qui faisait partie du pâté de maisons aujourd’hui détruit pour permettre à des promoteurs de construire les deux tours près de la gare. Un jour, toute la bande descendit la rue Stanislas, tenant toute la largeur, imitant les avions. J’avais quelques inquiétudes pour Marie France enceinte de plusieurs mois de François...

Guy Charoy

Notes :


(1) Les amateurs d'histoire et de littérature que vous êtes auront compris l'allusion à l'exil de Victor Hugo à Guernesey sous le Second Empire.
(2) Hansi (1873-1951)est un célèbre illustrateur alsacien

La semaine prochaine, la suite de 68 raconté à mes petits-enfants avec le quatrième épisode :
"Pendant ce temps... UEC et UJC (ML)"

Les autres épisodes de notre série sur Mai 68 à Nancy :Et retrouvez le sommaire du dossier sur l'année 1968 en France et dans le monde.

07 février 2010

68 raconté à mes petits-enfants (2) Dans la "vie active"

Suite du témoignage de Guy Charoy, après sa découverte de la politique et ses premiers engagements, Guy se lance dans la "vie active" comme instituteur.


Mes deux années d'enseignement à Varangéville furent deux années d’un militantisme désordonné. Très influencé par un jeune instit’ sorti de l’EN [Ecole Normale, NDLR] l’année où j’avais été admis, et qui retrouvait une classe après trente deux mois d’Algérie. Deuxième classe, enseignant dans le bled, il avait toujours refusé de porter le fusil dans ses déplacements. De retour en France, il s’était inscrit à la cellule du Parti Communiste de Varangéville et en était très vite devenu un des responsables. Je l’accompagnais souvent dans des réunions, des sorties pour collages.
Je rencontrais ainsi un militant communiste immigré italien, maçon de son métier qui avait fui le fascisme et avait activement participé à la Résistance. Il avait conservé toutes ses armes, persuadé qu’elles lui serviraient le Grand Soir(1).


École Victor Hugo à Varangéville

Je militais avec mon collègue contre les lois nouvelles favorables aux écoles privées (2) et nous organisions, après des campagnes d’affichage sauvage, des réunions à Saint-Nicolas, Varangéville et Dombasle. Je fus convoqué par le secrétaire de la section du SNI (Syndicat National des Instituteurs) qui avait été lui même convoqué par la police. Les affiches manuscrites ( des dazibaos (3) avant l’heure) étaient collées si haut sur les églises et les bâtiments publics qu’il fallait une échelle pour les décrocher. Et les curés du coin et leur valetaille n’étaient pas enthousiastes à la vue des murs de lieux de culte ornés de rectangles de dimensions variables dénonçant les cadeaux que le pouvoir se préparait à leur faire. L’affiche posée sur la brosse du balai à manche double et à bout de bras était collée à plus de trois mètres cinquante. Le Mimile, notre secrétaire, pensa tout de suite à nous deux et à moi en particulier.

Je défilais à chaque occasion avec les communistes et autres opposants à la guerre d’Algérie. Les agents de la force publique de l’époque, autrement dit les poulets ou les hirondelles quand ceux-ci se déplaçaient à bicyclette, avaient de lourde capes qui, je le pensais, devaient les protéger de la pluie. Elles avaient une autre fonction. Pliées en quatre et posées sur l’épaule, les agents tenaient leur cape à deux mains par la pointe, puis avançaient en la faisant tourner devant eux. Je découvris leur efficacité pour faire reculer une manif. Les billes de plomb cousues dans l’ourlet en faisaient une arme efficace. Certes, dès 68 et dans les années qui suivirent, les outils d’attaque et défense de la police avaient fait de gros progrès leur permettant de répondre aux manifestants casqués, armés de manches de pioche, de lance-pierres et éventuellement de cocktails Molotov.


Cette activité qui devenait routine m’incita à briser cet ennui grandissant, dont les raisons essentielles étaient un “abandon” de tous mes vieux camarades d’École Normale, qui les uns après les autres se mariaient et l’incapacité dans laquelle j’étais de me fixer avec une fille.
L’idée de couple, de mariage (un enseignant ne pouvait alors vivre en couple sans être marié), m’angoissait à tel point que l’engagement pris et la date fixée, je fuyais lâchement, chargé d’une valise de fausses excuses. Ma décision de partir en Allemagne pour une année fut une belle occasion pour abandonner Colette. Une année passée (60-61) à Kappeln sur les bords de la Baltique. Une année de rencontres amicales, culturelles, amoureuse, d’expériences, une année faite d’imprévus, une année loin de la politique qui, en France, avait conduit à des situations dramatiques : le putsch des Généraux du 23 avril 1961 (4), également appelé putsch d'Alger, tentative manquée de coup d'État.



Guy Charoy

Notes :

(1) Pour ceux qui aspirent à la Révolution et à l'avènement d'un monde nouveau, le "Grand Soir", c'est le moment tant attendu où cette perspective devient possible suite à une révolte, une guerre, une large victoire électorale ou l'issue favorable d'un mouvement populaire.
(2) Sans doute une référence à la loi Debré de 1959 qui permet à des établissement privés de passer un contrat avec l'État. Ils s'engagent à respecter certaines règles en échange de la rémunération des professeurs par l'Etat.
(3) En Chine , les dazibaos sont des affiches rédigées par de simples citoyens. Leur objet est souvent politique. Pendant la Révolution culturelle qui démarre en 1966, elles furent abondamment utilisées pour dénoncer les "révisionnistes" et les réactionnaires et furent instrumentalisés par Mao.
(4) Référence au putsch perpétré le 21 avril 1961 par quatre généraux (Challe, Salan, Jouhaud, Zeller) pour s'opposer à la politique algérienne de de Gaulle qui a parlé depuis 1959 d'autodétermination. Dénonçant ce qu'ils considèrent comme une politique d'abandon, ils prennent le contrôle d'Alger. Le 23, de Gaulle apparaît en uniforme à la télévision et déclare : "Un pouvoir insurrectionnel s'est établi en Algérie par un pronunciamiento militaire. […] Ce pouvoir a une apparence : un quarteron de généraux en retraite. Il a une réalité : un groupe d'officiers, partisans, ambitieux et fanatiques." Il utilise alors l'article 16 de la constitution qui lui donne des pouvoirs plus importants temporairement.

La semaine prochaine, la suite de 68 raconté à mes petits-enfants avec le troisième épisode :
"Solitude et barbouille"

Les autres épisodes de notre série sur Mai 68 à Nancy :

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