29 avril 2008

1968 en Pologne : (1) Contexte et acteurs

Au printemps 1968, le mécontentement populaire se fait jour une nouvelle fois en Pologne, alors que le gouvernement répond par une répression sévère aux exigences de liberté d’expression formulées par les étudiants et les artistes. Les manifestations estudiantines commencent à Varsovie en mars, à l’université comme dans l’enseignement technique supérieur, et s’étendent rapidement aux universités de Poznań, Lublin et Cracovie. Les étudiants réclament des réformes libérales semblables à celles consenties par les autorités tchécoslovaques. Pour étouffer la contestation, le gouvernement lance une campagne antisémite. Des centaines de juifs et de réformateurs sont démis de leurs fonctions au sein du gouvernement, du parti, de l’Université et des journaux et nombre d’entre eux quittent le pays pour l’ouest ou Israël. Au cours des conférences qui ont lieu à Varsovie en juin et à Bratislava (Tchécoslovaquie) en août 1968, les puissances du Pacte de Varsovie condamnent les réformes politiques et culturelles mises en œuvre en Tchécoslovaquie. Le 20 août, la Pologne prend une part active dans l’invasion de la Tchécoslovaquie menée par les forces du Pacte de Varsovie.

1. Le contexte :

En Pologne : A partir du début des années soixante, la Pologne s’installe dans un équilibre largement bancal ; cette période est entrée dans l'histoire du pays sous le nom de « petite stabilisation », tant la stabilité politique laborieusement façonnée s’est révélée fragile. D’un côté, la Pologne reste sans doute au début des années 1960 le pays le plus libéral et ouvert de tous les pays du bloc de l’Est. Dans les domaines de l’art, de la culture et des sciences, en plus des créations nationales, les Polonais ont accès à des œuvres étrangères, tolérées parfois par les autorités. D’un autre côté, la consolidation du pouvoir de Władysław Gomułka conduit à un raidissement au niveau politique et économique. Le développement, dans les milieux de la jeunesse étudiante et dans les cercles de l’intelligentsia, de clubs « de discussion » qui contestent le système est stoppé et les contestations de plus en plus réprimées. Mais ces incidents, qui passent inaperçus du plus grand nombre, ne viennent guère troubler l'apathie générale. Au milieu des années 1960, le régime se durcit, les relations État/Église se dégradent, le niveau de vie de la population baisse à nouveau alors qu’il se maintenait depuis 1956.

Dans le bloc soviétique : Le 5 janvier 1968, Dubcek (photo ci-contre) remplace Novotny en tant que Premier secrétaire du Parti communiste Tchécoslovaque. Il commence alors une démocratisation de la vie politique et une réforme économique. La contagion de ce "printemps de Prague" naissant renforce l’activisme étudiant en Pologne, entretenu par la pratique des pétitions aux autorités et par les "clubs de discussion" informels qui se sont multipliés. Un vers est de plus en plus présent sur les lèvres : « Toute la Pologne attend son Dubcek ».

Dans le monde : En juin 1967, la guerre des Six jours et la victoire fulgurante d'Israël sur les Arabes est condamnée officiellement par la Pologne, qui rompt ses relations avec Tel-Aviv. Cet événement est aussitôt exploité par les éléments antisémites du gouvernement. On ne parle plus au Parti que du « danger sioniste » (les juifs partisans de l’Etat d’Israël), de la Cinquième colonne d’Israël en Pologne. Décision est prise d’écarter tous les « sionistes » du Parti et de l’armée. [photo ci-contre : Moshe Dayan et Itzhak Rabin à Jérusalem en 1967]

2. Les principaux acteurs :

Władysław Gomułka : après avoir été un des organisateurs de la résistance communiste polonaise à partir de 1941, Gomułka est écarté du pouvoir sous Staline, qui lui reproche sa « déviation droitière et nationaliste ». Les événements de 1956 le ramènent à la tête du parti communiste polonais (PZPR) ; mais les espoirs de changement qu'il incarne sont vite déçus. Dans le courant des années 1960, Gomułka doit faire face au pouvoir croissant de rivaux, essentiellement regroupés autour du clan très actif des "partisans" de Moczar (voir ci-dessous).

Karol Modzelewski et Jacek Kuroń : Jacek Kuroń [photo ci-dessus en camp d'internement] est un des piliers des jeunesses communistes à l'Université de Varsovie, un ancien des "scouts rouges" (il y a formé Adam Michnik, voir ci-dessous) ; il prépare un doctorat en pédagogie. Karol Modzelewski [ci-contre] est le fils adoptif de l'ancien ministre des Affaires Etrangères de Bierut ; il est assistant en histoire. Le 14 novembre 1964, les deux hommes sont interpellés pour un texte qu’ils font circuler. Leur projet d'élargir le cercle de la contestation aux usines provoque l'opération de la police contre eux. Exclus du PZPR, des jeunesses socialistes (ZMS) et privés de leurs postes d'assistants le 27, ils adressent une lettre ouverte au parti (publiée par la revue parisienne Kultura en 1966) qui remet profondément en question le système. Cette "lettre ouverte" se confirmera par la suite être un point-charnière dans l'évolution des rapports entre le pouvoir et son opposition : alors qu'en 1956, les "réformistes" n'envisageaient la réforme que conduite par le Parti, les jeunes marxistes de la génération suivante ne voient de perspective de réforme politique qu'en dehors du Parti et contre lui. Ils prônent une "révolution anti-bureaucratique" menée par la classe ouvrière pour renverser le régime, le rétablissement des conseils ouvriers, des syndicats libres et du droit de grève. Mais ils rejettent, à l'instar des gauchistes occidentaux, la démocratie "bourgeoise". Ils sont condamnés en juillet 1965 à de lourdes peines : 3 ans de prison pour Kuroń, 3 ans et demi pour Modzelewski. Le foyer de contestation marxiste dans l'Université est affaibli par leur incarcération et demeure, au fond, paralysé par ses propres contradictions. Libérés en 1967, Kuroń et Modzelewski auront purgé plus des deux tiers de leurs peines.

Adam Michnik [photographié ici en 1981]: dès l'âge de 16 ans, il fonde un club de lycéens, le "club des chercheurs de contradictions", avec l'appui d'éléments libéraux du Parti. Esprit étincelant et précoce, Michnik est connu dans les milieux étudiants de gauche de la capitale. Après l’interdiction en 1963 du club, Michnik et ses amis mettent au point la technique des kommandos, à savoir l'irruption de petits groupes dans les réunions de discussion officielles du milieu universitaire pour y exposer, avec brio, des opinions hétérodoxes. Cette jeune garde, forte de quelques dizaines d'étudiants - parmi lesquels figurent outre son chef incontesté, Michnik, Seweryn Blusmsztajn, Jan Litynski, etc. - incarne une gauche libertaire et résolument anticommuniste. Elle ne méprise ni la démocratie "bourgeoisie" ni la question nationale, à la différence des marxistes. Parmi ceux-ci, certains, comme Kuroń, ont fini par rejoindre cette mouvance.

Mieczysław Moczar et les « partisans » : ce général, ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale, est nommé en décembre 1964 au ministère de l’Intérieur. Cette nomination témoigne de la crise que connaît le Comité central du Parti communiste. Moczar regroupe en effet autour de lui les communistes « nationalistes », appelés les « partisans » et recrutés surtout chez les anciens combattants communistes (ZBOWiD) et les ultra-catholiques de Pax, renouant avec les principes nationalistes (antisémitisme, antigermanisme, anti-intelligentsia et antisoviétisme voilé) et prônant le culte de la force et le durcissement politique.

Les juifs de Pologne : Ce sont des acteurs involontaires des événements de 1968. Il ne reste plus au milieu des années 1960 en Pologne que 25 à 30 000 juifs - un peu plus, peut-être, selon la définition retenue - qui restent là par attachement au communisme ou au pays. Beaucoup n’ont d’ailleurs même pas conscience de leur judaïté. Un certain nombre d’entre eux doivent leur position au fait qu'ils ont passé la guerre en Union Soviétique et qu’ils ont ensuite fourni les cadres du nouveau régime (administrations du commerce extérieur et des Affaires Etrangères, appareil de sécurité). Or la génération montante de la "nouvelle classe" (officiers, bureaucrates du Parti et du gouvernement regroupés autour de Moczar) est pressée d'évincer ces juifs pour accéder aux responsabilités. Larvé et confiné à l'appareil du Parti, l'antisémitisme va revêtir une forme ouverte et même éruptive par le jeu d'un enchaînement insolite de faits.

Par Arnaud LEONARD, professeur d’histoire-géographie au Lycée Français de Varsovie.


Les autres épisodes :

  1. Contexte et acteurs
  2. Chronologie des évènements
  3. Les questions
  4. Sources, liens, images et sons

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