29 avril 2008

1968 en Pologne : (2) Chronologie des évènements

30 janvier 1968 : « Affaire des Aïeux ». Les représentations de la pièce d’Adam Mickiewicz, génie de la littérature polonaise du 19ème siècle, Les Aïeux, sont suspendues : les passages anti-russes sont trop applaudis par les étudiants. Grande manifestation au pied de la statue du poète, au centre de Varsovie, aux cris de "Nous voulons la culture sans la censure !" ("Chcemy kultury bez cenzury !") suivie d’une forte répression parmi les étudiants : 8 d'entre eux, choisis parce que juifs ou fils de dignitaires du régime pris pour cibles par les "partisans", se voient aussitôt infliger de lourdes amendes, tandis que des procédures disciplinaires sont engagées contre les étudiants. [photo : la statue de Mickiewicz à Varsovie, source]

1er février : début d'une pétition contre la censure de la pièce de Mickiewicz.

16 février : 3 145 signatures sont remises au président du Parlement.

29 février : à Varsovie, se tient une réunion extraordinaire de l'Union des Ecrivains. La question de l'antisémitisme montant est fréquemment évoquée : Jasienica donne lecture des tracts antisémites qui circulent, notamment à l'Université. "Ce que nous avons aujourd'hui n'a rien à voir avec le socialisme ni avec le marxisme", tranche le philosophe marxiste Kołakowski, tandis que Kisielewski qualifie le régime de "dictature des ignorants".

4 mars : deux étudiants juifs, Michnik et Szlajfer, sont exclus définitivement de l’Université.

8 mars : meeting devant l’université de Varsovie et distribution de tracts citant la Constitution et appelant à la « défense des libertés démocratiques » et des « droits civiques ». Violente répression par les ZOMO, unités de police motorisées, secondées de « représentants » du prolétariat. Jacek Kuroń et Karol Modzelewski sont de nouveau incarcérés. De véritables chasses à l'étudiant s'engagent dans les jours qui suivent. Les scènes de brutalité se répètent et les étudiants pris font connaissance avec le "parcours de santé", une méthode qui consiste à faire passer la victime entre une haie de policiers armés de matraques.

11 mars : Józef Kepa, le premier secrétaire de la ville de Varsovie, annonce dans un discours que les parents hauts fonctionnaires des étudiants frondeurs doivent démissionner. Sont visées principalement les familles d’origine juive. Le pouvoir se sert de la presse mais aussi des meetings d'ouvriers, invités à approuver des résolutions condamnant les manifestations étudiantes. Est lancé le slogan qui sera ensuite ressassé à l'envi par la propagande : "les étudiants à leurs études, les écrivains à leurs plumes". Protestation le même jour dans l’ensemble des universités du pays. Élaboration de la « Déclaration du mouvement étudiant », dépassant le cadre restreint des droits des étudiants et signalant la nécessité des réformes économiques, du respect des libertés et de la justice, de la création de syndicats libres, etc. Manifestations à Varsovie aux cris de "la presse ment", "liberté, démocratie", "socialisme ne veut pas dire matraque", "il n'y a pas de pain sans liberté" et "les ouvriers avec nous". A nouveau dispersées de force, à la différence près que les manifestants commencent à opposer de la résistance avec des projectiles de fortune, pavés ou pierres prélevées sur le ballast des tramways.

La « Déclaration du mouvement étudiant »

Les aspirations, les principes des étudiants se retrouvent dans un texte adopté, sous le nom de "Déclaration du mouvement étudiant", par acclamation par 2 500 étudiants réunis à l'Université de Varsovie. Ce document est une sorte de manifeste décrivant ce que devrait être un socialisme authentique, réclamant notamment :

- le respect élémentaire des droits garantis par la constitution polonaise : libertés de pensée, d'expression, de création, de presse, de manifestation, de réunion et d'association, inviolabilité du domicile et secret de la correspondance ;

- le droit de contrôle des citoyens sur le pouvoir et l'accès à l'information nécessaire à l'exercice de ce droit ;

- l'abolition de la censure a priori ;

- une réforme du système juridique avec la création d'un tribunal constitutionnel, l'abolition du "Petit Code Pénal" toujours en vigueur, l'indépendance de la justice, la transparence des procédures et une rédaction précise des incriminations,

- le droit de créer une organisation de jeunesse indépendante ;

- le contrôle de la société sur l'appareil économique : l'impératif de rentabilité ne saurait être compris dans un sens étroit, a-t-il affirmé en substance, et ne saurait justifier les hausses de prix et la limitation des subventions.

Cette profession de foi porte l'empreinte de l'aile marxiste de l'opposition au pouvoir, plus rompue à la rédaction de motions et à la manipulation des assemblées que la gauche libérale, contestataire avant tout et peu portée à l'idéologie. En témoigne le souci des rédacteurs du texte de ne pas sacrifier le nivellement des revenus à l'efficacité économique. Ils se réfèrent d'ailleurs aux expériences économiques tchèque, hongroise, yougoslave ou soviétique, mais ignorent délibérément le modèle de l'économie libérale. De même, la notion ambiguë de "contrôle des citoyens par le pouvoir" reste très en deçà d'une revendication franche d'élections au suffrage universel, libres et secrètes, qui rappellent trop le modèle honni de la démocratie parlementaire à l'occidentale.

12 mars : Après Cracovie et Lublin, c’est au tour de Poznań, Gdańsk, Wrocław et Lodz. Partout, des meetings proclament la solidarité des participants avec leurs camarades de Varsovie et s'aventurent en tâtonnant sur le terrain de la revendication politique. Le pouvoir redoute de voir la révolte étudiante se propager au monde ouvrier.


16 mars : Le mouvement donne, çà et là, les premiers signes d'essoufflement. La presse est pleine de comptes rendus de ces meetings de soutien à Gomułka que le Parti organise dans les usines et les régions. Les travailleurs de certaines usines sont en effet « mobilisés » contre les étudiants (voir les pancartes portant des slogans du type : « On soutiendra la politique de paix et de progrès », « Toujours avec le Parti », « « Nous exigeons qu’on débusque et qu’on punisse les meneurs sionistes »...).

19 mars : allocution devant 3000 personnes de W. Gomułka dans la salle Kongresowa du Palais de la Culture de Varsovie (dans cette même salle avait eu lieu en automne 1967 un concert des Rolling Stones suivi de durs affrontements entre les jeunes et la police). Celui-ci, tout en brandissant la menace soviétique, annonce un plan d’épuration raciale ; il subdivise les juifs de Pologne en trois catégories : les "sionistes" qui font ouvertement allégeance à Israël - "ceux-ci quitteront tôt ou tard la Pologne" – les "cosmopolites", à l'allégeance partagée entre Israël et la Pologne - ils peuvent rester, mais ne doivent pas travailler dans les domaines "où l'affirmation nationale est essentielle" - les autres, enfin, les plus nombreux, "qui ont bien mérité de la Pologne populaire" et qu'il félicite de leur loyauté. Quant aux manifestations, elles sont le fait d'étudiants trompés par des "forces hostiles au socialisme", des "sionistes". Mais, tempère-t-il, le sionisme - incompatible au même titre que l'antisémitisme avec l'internationalisme communiste - ne représente cependant pas "un danger pour le socialisme ou le système politique et social de la Pologne".

20 mars : l’allocution de Gomułka sème l'indignation dans les milieux étudiants. Le mouvement, en voie d'extinction un peu partout, connaît un regain de vigueur. Les étudiants reçoivent aussi le soutien, inattendu, de l'Eglise. L'épiscopat lance au gouvernement un appel à libérer les étudiants emprisonnés et à renoncer à la répression policière et à l'instigation au racisme. Enfin, les étudiants reçoivent des témoignages de sympathie et de solidarité de leurs homologues étrangers, notamment de ceux de Bratislava et Prague, portés par l'euphorie du "printemps de Prague".

23 mars : Mais, privé de perspective politique par la passivité du monde ouvrier, le mouvement étudiant est à nouveau gagné par l'essoufflement. Du côté du pouvoir, l'heure est maintenant aux règlements de comptes.

25 mars : H. Jabłoński, ministre de l’Éducation, licencie les professeurs L. Kołakowski, B. Baczko, W. Brus, S. Morawski, Z. Baumann et M. Hirszowicz ; S. Żółkiewski, responsable des sciences humaines à l’Académie, est aussi démis.

30 mars : à Varsovie, les sections les plus turbulentes pendant les événements (économie, philosophie, sociologie, psychologie, ainsi que la 3ème année de mathématiques et physique) sont dissoutes jusqu’au 9 mai, date des réinscriptions individuelles. Une vieille pratique du régime tsariste, l'appel sous les drapeaux à titre punitif, est ressuscitée, frappant plusieurs dizaines d'étudiants déchus de leur statut. 1 600 étudiants sur 10 000 sont exclus. Enfin et surtout, une vague de répression pénale se prépare dans le secret des "instructions" menées par la police politique. Près de 1 400 arrestations ont été opérées pendant les dix premiers jours de manifestation : la plupart ont été relâchés. Certains s'en sont tirés avec une amende, d'autres se sont vus infliger, à l'issue d'une procédure de flagrant délit, des peines de prison ferme de quelques mois. Mais treize étudiants et enseignants parmi lesquels on retrouve les noms désormais familiers de Kuroń, Modzelewski, Michnik et Szlajfer, restent inculpés, et détenus, dans l'attente de leur procès. A la seule Université de Varsovie, près de cent enseignants sont évincés de leurs postes, surtout dans les facultés de philosophie, d'économie politique et de sociologie.

Avril-juillet : Les purges s’étendent aussi au-delà des universités. Les "partisans" de Moczar continuent de propager la thèse d'un "complot sioniste révisionniste". L'épuration est menée, plus ou moins ouvertement, sur les lieux de travail et d'études, ou encore dans les rangs du Parti. Elle permet également à ses promoteurs de se débarrasser d'adversaires politiques non-juifs. Une centaine de ministres et hauts fonctionnaires sont limogés et exclus du Parti. Au ministère des Affaires Etrangères, 40 % des postes moyens et élevés sont affectés par la purge. Au total, quelque 9 000 personnes seront, au fil des semaines, écartés des postes généralement élevés qu'ils occupent. Dubitatifs sur leur avenir en Pologne, la plupart d'entre eux décident de quitter le pays, soit pour Israël (moins d'un quart), soit pour un pays de l'Ouest. Un exode massif s'étale sur les mois d'avril à juillet 1968 ; on évalue à 13 000 le nombre des partants, la moitié environ de la population juive de Pologne.

Une chape de plomb est tombée sur le pays. Les représailles du pouvoir ne se bornent pas à l'épuration antisémite : les intellectuels les plus engagés en sont également victimes, inscrits sur une "liste noire" et interdits de publication. Tous sont régulièrement vilipendés dans la presse.

Mais c'est surtout par les procès politiques que le pouvoir va s'illustrer, ne s'embarrassant guère du respect des droits de la défense - cinq avocats des inculpés seront suspendus et deux d'entre eux sujets à des poursuites pénales. Une première vague de procès s'étendra entre juin et septembre 1968 : les peines s'échelonneront entre 6 et 18 mois. Une seconde vague sera réservée aux accusés dont le pouvoir entend, en donnant le plus grand retentissement à leur procès, faire un exemple : en décembre, Blumsztajn et Litynski seront condamnés à 2 et 2 années et demie de prison. En janvier 1969 s'ouvrira le procès de Modzelewski et Kuron, sous l'inculpation de participation à une organisation illégale et de liens avec l'Internationale Trotskiste. Seul le premier chef d'accusation sera retenu, valant à chacun 3 années et demie de prison. En février, Michnik écopera de 3 années de prison pour le même motif et peu après, Antoni Zambrowski, le fils du dirigeant communiste déchu, sera condamné à 2 ans de prison pour "calomnie du peuple polonais". Cette série de procès s'achèvera en mai 1969.

[Dans le stade de Varsovie, Ryszard Siwiec, s'immole par le feu pour protester contre l'invasion de la Tchécoslovaquie, 8 septembre 1968]

Août 1968 : Gomułka, l’ancien « communiste national » de 1948, le « libéral » de 1956, prend position contre le « Printemps de Prague » et joue un rôle déterminant, avec l’Allemand de l’Est Ulbricht, pour encourager les Soviétiques à intervenir le 21 août en Tchécoslovaquie. Le ministre de la défense polonais, fraîchement nommé en avril, est un jeune général de division de 45 ans, pratiquement inconnu, Wojciech Jaruzelski, un habitué du salon "patriotique" que tient Moczar à Varsovie. Le 20 août, la Pologne prend part à l’invasion de la Tchécoslovaquie menée par les forces du Pacte de Varsovie (sous la direction des Soviétiques) en fournissant un contingent estimé à 45 000 hommes. En Pologne, la nouvelle de l'intervention est reçue dans l'apathie générale. Il ne se trouve que deux intellectuels, l'écrivain Andrzejewski et le musicologue Mycielski, pour protester en envoyant un message de soutien aux écrivains et aux compositeurs de Tchécoslovaquie. Des tracts et une manifestation à Varsovie sont pratiquement les seuls actes de protestation. Il est pourtant un acte émouvant de solidarité avec la Tchécoslovaquie, mais qui passera pratiquement inaperçu : le 8 septembre, lors d'une cérémonie officielle à l'occasion de la "fête des récoltes", sur le stade de Varsovie, a proximité de la tribune d'honneur, un ancien soldat de l'AK, Ryszard Siwiec, s'immole par le feu pour protester contre l'invasion de la Tchécoslovaquie. Il est rapidement ceinturé et les spectateurs ne s'aperçoivent de rien. Ce précurseur de Jan Palach mourra de ses brûlures cinq jours plus tard.

Par Arnaud LEONARD, professeur d’histoire-géographie au Lycée Français de Varsovie.

Les autres épisodes :

  1. Contexte et acteurs
  2. Chronologie des évènements
  3. Les questions
  4. Sources, liens, images et sons

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