01 avril 2008

Mai 68 à Nancy : (2) Les tracts de mai : des vecteurs d’une provocation ciblée

Même si les provocations entre étudiants de tendance politique différentes sont mineures par rapport aux provocations qui ont lieu à l’encontre des autorités établies, il ne faut pas les négliger car elles représentent souvent l’état d’esprit et le bouillonnement culturel dans lequel ils se trouvent. Elles aboutissent parfois à des violences verbales ou physiques, le but étant clairement d’en découdre avec d’autres étudiants, considérés alors comme des adversaires. Le support privilégié de ces provocations verbales, mis à part l’oralité, est constitué par les tracts distribués par exemple à la sortie du C.R.O.U.S. C’est notamment le cas à travers celui distribué le 13 mai par le Comité de soutien aux luttes du peuple (C.S.L.P), groupement hétéroclite qui rassemble des étudiants maoïstes de l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes [1] (U.J.C m.l), des membres du Groupe de liaison des étudiants marxistes [2] (G.L.E.M) ainsi que des étudiants appartenant au Mouvement du 22 mars [3]. Ce tract entend dénoncer les méthodes de l’U.E.C [4]. Le slogan du tract est des plus directs : « Dénonçons sans relâche les méthodes fascistes de l’Union des étudiants communistes ». Il s’agit en fait d’une altercation qui a opposé des diffuseurs de tracts du G.L.E.M à des étudiants de l’U.E.C, avec à leur tête un dénommé Bleskine. Celui-ci est accusé d’avoir frappé des membres du G.L.E.M. Un certain nombre de termes forts sont utilisés dans ce tract pour discréditer les membres de l’U.E.C : « méthodes fascistes », « agression », « porteur de matraque », « rôle de flic » ou encore « commando ». Tout est mis en œuvre pour laisser entendre que l’U.E.C utilise des méthodes violentes alors qu’elle condamne d’un autre côté la répression menée par les autorités. Ce tract peut être considéré comme une dénonciation de la provocation des militants de l’U.E.C qui auraient eu recours à la force, mais également comme une nouvelle provocation dans la mesure où il utilise un vocabulaire volontairement démesuré par rapport à l’émetteur de la provocation initiale. L’amalgame est ici utilisé pour déconsidérer et déstabiliser son opposant : les communistes seraient devenus des fascistes, qui par peur d’être débordés sur leur gauche utiliseraient des méthodes semblables à celles de l’extrême droite. Les jeunes de l’U.E.C se seraient comportés en « flics » afin de préserver un statu quo politique qui ne remet pas en cause leur hégémonie au sein du milieu étudiant nancéien.

Dans un autre tract de juin 1968, attribué cette fois ci au G.L.E.M, les organisateurs d’un meeting pour soutenir la lutte des travailleurs lancent comme mot d’ordre « Quand la bourgeoisie a peur, ses flics tuent !». Ce tract rappelle dans un premier temps les événements survenus dans les usines Renault et Peugeot [5] avant de dénoncer la « fascisation du régime ». Faut-il voir dans ce tract une simple contestation du régime politique gaulliste, c’est-à-dire une remise en question de la légitimité de celui-ci ou bien une véritable provocation ? En fait la distinction entre la contestation et la provocation s’effectue à partir du moment où l’émetteur envisage déjà, à l’instant précis où il provoque, la réponse qui va être donnée à son acte, l’écho que celui-ci devrait recevoir en aval. En ce sens, le provocateur se doit toujours d’avoir une longueur d’avance et de prévoir déjà une nouvelle provocation. L’objectif de ce tract est de provoquer un regroupement de tous les étudiants et pour ce faire, les auteurs utilisent des binômes sémantiques basés sur un système attraction/répulsion qui doit permettre aux étudiants de se positionner favorablement par rapport aux arguments avancés. Ainsi, la lutte des travailleurs s’oppose à un régime qui se fascise, et la classe ouvrière aux forces de répression de la bourgeoisie. La justice est dans le camp des manifestants et l’injustice du côté de l’autorité qui réprime. De là à dire que les forces de l’ordre sont les auteurs de provocations afin d’imposer une répression encore plus musclée, il n’y a qu’un pas à faire.

Le thème des provocations policières qui auraient été sciemment organisées à l’encontre des manifestants est un lieu commun des souvenirs de ceux qui ont vécu ces événements au cœur des barricades. A Nancy, un tract signé par l’A.G.E.N et l’U.N.E.F dont le slogan est « Halte à la provocation » évoque des manipulations [6] qui émaneraient des autorités policières. Le pouvoir gaulliste est accusé de créer « délibérément, par ses provocations policières, un climat de violence dans le pays ». Le rappel des événements survenus à Sochaux, lors desquels un ouvrier a trouvé la mort doit servir ici de point de cristallisation, afin que les étudiants rejettent massivement le pouvoir en place. En ce sens, la répression policière doit servir à la mobilisation des étudiants et au rapprochement de ces derniers avec les ouvriers : « Ouvriers, enseignants et étudiants se doivent d’opposer à cette nouvelle provocation la riposte massive qui s’impose ». Par un arrêt délibéré du travail pendant une heure le mercredi 12 juin, les ouvriers et les étudiants entendent exprimer leur mécontentement face à la répression, mais également empêcher la mise en place d’une « dictature militaire », qui sera selon eux la réponse politique du pouvoir gaulliste aux désordres sociaux de mai. L’analyse de ces quelques tracts montre bien les clés du succès d’une provocation, le tract en lui-même peut être soit un élément de dénonciation de la provocation, soit un élément provocateur en tant que tel. Le tract constitue bien un vecteur de la provocation en mai 1968, mais est-il le meilleur des vecteurs ?

Jérôme Pozzi, Agrégé d'histoire, doctorant en histoire contemporaine.
Cet article a été rédigé originellement pour un colloque sur la culture de la provocation organisé en 2003 par le Professeur Didier Francfort.

Prochains épisodes sur Mai 68 à Nancy :



[1] L’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes regroupe les étudiants d’obédience maoïste. Jean-Luc Godard dans son film La Chinoise (1967) fait référence à ces jeunes révolutionnaires. Cf. Daniel Lindenberg, « A gauche de la gauche », in Jean-Jacques Becker et Gilles Candar, Histoire des gauches en France, vol. 2, XXe siècle : à l’épreuve de l’histoire, Paris, La Découverte, 2004, pp. 119-134.

[2] Ce sont les membres du G.L.E.M qui sont au centre des événements de mai 1968 à Nancy et qui radicalisent le mouvement étudiant en occupant la faculté des Lettres. La faiblesse des étudiants trotskistes à Nancy tient au fait que le groupement local des Etudiants socialistes unifiés (E.S.U), mouvement de jeunesse du P.S.U, est très influencé par les idées de Trotski et draine ainsi une partie des étudiants qui seraient tentés par une certaine radicalisation (d’après Magalie Quelavoine, op. cit., p. 129-140).

[3] A.D Meurthe-et-Moselle, 1206W22, Partis d’extrême gauche.

[4] Organisation de jeunesse créée par le P.C.F en 1956, l’U.E.C est le plus important groupement de jeunesse politique de Nancy en 1968. Il rassemble une soixantaine d’étudiants regroupés en Cercles, implantés par centres d’enseignements. Le plus dynamique est celui de la faculté des Lettres. Les étudiants de l’U.E.C contrôlent les instances dirigeantes de l’A.G.E.N.

[5] Le 10 juin à l’usine Renault de Flins, les ouvriers essayent de réoccuper les lieux, soutenus par les étudiants venus à leur appel. A la suite de heurts avec la police, un étudiant, Gilles Tautin meurt noyé. Le 11 juin à l’usine Peugeot de Sochaux, suite à l’intervention des forces de l’ordre, l’ouvrier Pierre Beylot est tué par balle et on dénombre 20 blessés graves (d’après Hervé Hamon et Patrick Rotman, Génération, t.1, Les années de rêve, Paris, Seuil, 1987, pp. 570-571).

[6] Sur la manipulation en histoire, on se reportera à l’ouvrage de Fabrice d’Almeida, La manipulation, Paris, P.U.F, 2003.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

vient de paraître "j'avais 20 ans en 68, une jeunesse lorraine" de Jean Paul Bosmaher aux Editions Gérard Louis. Dans cet ouvrage figurent des tracts de mai 68 des étudiants de Nancy 2 (prêtés gentiment par l'université).
pour en savoir plus :
http://20ansen68.hautetfort.com
A votre disposition et cordialement
Anne Lise Henry
Resp. Comm. Ed. Gérard Louis
06 09 92 30 78

Mes vidéos