13 juillet 2011

68 raconté à mes petits-enfants (5) "Garde Rouge" à Nancy



[Le premier numéro de Garde Rouge, organe d'UJC (ML), pubié à Nancy en novembre 1966]


Suite du témoignage de Guy Charoy, après sa découverte de la politique et ses premiers engagements, Guy s'est lancé dans la "vie active" comme instituteur. Il nous a raconté ensuite sa mutation à Badonviller où il s'ennuie ferme mais en profite pour lire et continue à "barbouiller". Il nous a, dans l'épisode précédent, éclairé sur la mouvance d'extrême-gauche qui ne se reconnaît pas dans le Parti Communiste. Une partie des communistes adoptent une attitude pro-chinoise et se tourne vers le maoïsme en critiquant le "révisionnisme" des communistes fidèles à Moscou. Cette tension aboutit à leur exclusion de l'UEC en 1966 et à la fondation de plusieurs groupes marxistes-léninistes hors du PCF. Dans l'épisode d'aujourd'hui, Guy nous parle du travail de publication et d'illustration du journal de l'UC-ml Garde Rouge. Il réalise de nombreuses illustrations pour l'organisation. L'occasion de réfléchir à l'art, entre réalisme socialiste et expression personnelle...


Le journal Garde Rouge est à Nancy. Même si les principaux responsables de la direction politique sont à Paris, des militants de la rue d’Ulm essentiellement, l’organisation est née en province.
Le mouvement ne devait pas apparaître comme un phénomène parisien.
Un titre est à composer avec portrait de Mao (absent du premier numéro), celui qui bientôtsera notre "Grand Timonier, le soleil rouge qui illumine notre cœur".
Premier Garde Rouge. Premier journal de l’UJC (ML) imprimé à Nancy.

Pour la Révolution Prolétarienne mondiale, la base rouge de la République Populaire de Chine est le point d'appui principal ;
- Le front avancé de la Révolution Prolétarienne en France, ce sont les marxistes-léninistes qui, par tout, luttent et s'organisent, ne comptant que sur leurs propres forces. Force au début de son essor, elle est encore faible ; force révolutionnaire, justement guidée, solidement fondée, elle est invincible. La catastrophe que les révisionnistes français viennent de subir, ils le sentent, les marxistes-léninistes le savent, sera suivie d'autres, décisives. Vive l'Union de la jeunesse communiste (marxiste-léniniste)! Vive le marxisme-léninisme !


Gérard et Jacques, deux révolutionnaires professionnels, les premiers que je rencontre, mais j’en verrai bien d’autres au cours des mois et des années à venir, sont descendus de Paris pour contrôler la fabrication du journal. Je réalise des gravures sur bois : Barrage paysan, Piquets de grève, défilés de prolétaires avec banderole “Travailleurs de tous les pays unissez-vous".

“Grave erreur!” Georges me dit d’apporter la correction au mot d’ordre qui doit être un mot d’ordre interne : “unissons nous” et non un mot d’ordre externe comme je l’ai gravé. Tienno, intéressé par les gravures passe aux HLM de la rue Jeanne d’Arc pour une commande.

[ci-contre : Daniel Cohn-Bendit, Marc Kravetz,
Tienno Grumbach]

Portraits de Marx, Lénine, Mao, Ho Chi Minh (l’oncle Ho a beaucoup de succès, voir un exemple dans l'épisode précédent), et plus tard de Bobby Seale, Huey P. Newton (membres du mouvement révolutionnaire armé du Black Panther Party, voir ci-dessous) et Malcolm X.



Le journal est également illustré de poings écrasant des G.I. au Viet-Nam ou de pieds des combattants révolutionnaires aplatissant sous sa semelle le misérable combattant de l’armée impérialiste. Ces images sont réalisées en linogravure avant d’être transmises à l’imprimeur.

Il me faut multiplier les tirages des gravures sur bois. Une partie est vendue à Paris dans la librairie tenue par Tienno au profit de l’organisation, une autre est destinée à être offerte aux partis frères par les délégations en Chine ou en Albanie.

J’ai la surprise, un jour de voir au cinéma, couvrant toute la surface de l’écran, deux de ces gravures que Jean-Luc Godard a utilisées en 1967 dans son film La Chinoise.

Je ne suis pas certain que le réalisme socialiste m’ait apporté beaucoup de satisfactions.
Très jeune, j’ai apprécié dessin et peinture. Dès la fin de mes études à l’Ecole Normale, je m’installais dans une des pièces de l’appartement de mes parents et tentais de représenter des paysages (Petit canal, jardin vu de la fenêtre, cabane de mon grand père...) dans une forme hésitant entre l’impressionnisme et l’expressionnisme, les deux formes de représentation que je connaissais par les reproductions d’un livre de peinture qui m’avait été offert à un anniversaire.

Les peintres que j’avais rencontrés au cours de mon séjour en Allemagne et mes premières visites de musées m’avaient appris que les formes et les pratiques picturales pouvaient varier à l’infini. Cette figuration me réussissait plutôt bien. J’avais obtenu à mon retour d’Allemagne le premier prix à une exposition de la jeune peinture organisée par la ville de Strasbourg.



Quand je connus Michel Picard, il m’expliqua et me convainquit que le temps de la représentation était terminé. La peinture était à traiter en tant qu’elle-même sans souci de représentation. Je me laissais aller.

Ce fut certainement le moment où je pris le plus de plaisir avec la couleur, le plus de plaisir durant l’acte de peindre, même si souvent le résultat, dans les semaines qui suivaient, ne correspondait pas à celui espéré.



Mondrian, Viera da Silva, Klee, de Stael devenaient mes “modèles”
. Surtout les deux derniers,
car une figuration était toujours présente.






Le réalisme socialiste, l’art au service des masses, l’art pour l’édification du prolétariat brisa net mes élans picturaux, mes recherches graphiques. Je passais des heures à creuser dans la planche, certes toujours curieux du résultat au moment de l’encrage, mais sans autre enthousiasme que celui d’oeuvrer à la préparation du "Grand Soir".
Si dégâts collatéraux il y eut, pour moi ce fut dans ces moments d’une foi absurde et d’obéissance insensée. J’en ai parlé plusieurs fois avec Nofal, ou plutôt, c’est lui qui engagea la discussion sur ce sujet.
Après trois ans de réalisme socialiste à la chinoise, je n’ai jamais pu reprendre les pinceaux avec le même plaisir, avec la même confiance en mes possibilités créatrices, même modestes. Je me suis ensuite converti photographe de scène et de plateau, ce qui m’a donné quelques satisfactions et également quelqu’argent, rien de négligeable. Les représentations de lieux ou de personnes ne m’ont jamais donné le plaisir des premiers moments. Je n’ai jamais retrouvé mon enthousiasme.


Guy Charoy (texte et illustrations)
[Relecture et mise en page : E.Augris]

La semaine prochaine, la suite de 68 raconté à mes petits-enfants avec le sixième épisode :
"Théorie Pratique Théorie "

Les autres épisodes de notre série sur Mai 68 à Nancy :
Et retrouvez le sommaire du dossier sur l'année 1968 en France et dans le monde.

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