Mai
Mars 1968 à Nancy : les prémices de mai ?
Le cycle provocation/répression est enclenché à Nancy dans cette nuit du 5 au 6 mars 1968 avec toutefois une particularité : si les résidents des cités universitaires ont outrepassé l’interdiction de se réunir et ont donc provoqué l’intervention des forces de l’ordre, ils ont été profondément choqués et marqués par la répression policière. Loin de relancer dans l’immédiat de nouvelles contestations, les étudiants manifestent leur indignation par différents mouvements mais en évitant soigneusement toute forme de provocation, afin de ne pas donner aux autorités des raisons de les réprimer. D’une certaine façon, la répression policière a permis aux étudiants de se solidariser et dans le même temps de s’engager dans une campagne de dénonciation de la provocation policière. Pour beaucoup d’étudiants, c’est l’intervention des forces de l’ordre, jugée provocatrice, qui a conduit à ce que dégénère un mouvement initial qui entendait simplement mettre un terme à la ségrégation des sexes au sein des résidences universitaires, ségrégation que l’évolution sociale rendait à leurs yeux de plus en plus injustifiée. En effet, la séparation des sexes dans les résidences universitaires était considérée par les étudiants comme une norme obsolète, alors que tout incitait à son abolition dans la société, des modes vestimentaires, les jeans et les baskets constituant « l’uniforme des manifestants de mai » [13], aux Elucubrations d’Antoine, en passant par les films des cinéastes de la « nouvelle vague » [14]. L’obstination de certains à vouloir transgresser la norme, à enfreindre la règle, tenait lieu de provocation, dans la mesure où ils savaient pertinemment que leur action entraînerait une réaction, sans doute disproportionnée, de la part des autorités universitaires.
Le 6 mars, la Fédération des associations de Résidents de Nancy, soutenue par l’Association générale des étudiants de Nancy [15] (A.G.E.N) et l’ensemble des associations d’étudiants appellent à se réunir place Carnot devant le Centre régional des œuvres universitaires et scolaires (C.R.O.U.S) à 12h30 pour un meeting d’information et de protestation contre les violences policières de
Nous voyons bien à travers ces événements que la répression policière a œuvré en faveur d’un surcroît de mobilisation des étudiants nancéiens et que ce mouvement revendicatif se serait peut-être rapidement éteint s’il ne s’était pas heurté à un mur d’incompréhension. Dans ce sens, la répression a été le facteur d’opposition nécessaire au mouvement étudiant pour qu’il se pose clairement comme un élément constitutif et reconnu du dialogue qui allait s’instituer dès l’après-midi du 7 mars. En effet, lors d’une table ronde rassemblant le recteur, les doyens, les professeurs des facultés de Nancy et six représentants étudiants, ces derniers obtiennent des aménagements du règlement intérieur. Les étudiants majeurs des cités sont par exemple autorisés à recevoir dorénavant leurs camarades entre midi et 23h00. Les deux mouvements étudiants distincts qui éclatent à Nancy en mars 1968, celui des élèves du lycée Poincaré et celui des étudiants logés par le C.R.O.U.S [17], bien que concomitants, sont d’une ampleur tout à fait différente. L’un, en effet, naît spontanément et reste circonscrit à un cadre purement local. L’autre s’inscrit dans un mouvement national et répond à des mots d’ordre essentiellement parisiens. Ces deux mouvements s’ignorent et ne fusionnent pas. Quant aux autres étudiants logés dans des structures annexes, comme le G.E.C [18] ou des foyers, ils ne bougent pas. Si la provocation n’est pas absente de ces manifestations étudiantes de mars, elle ne reste pas gravée dans les mémoires comme ce fut le cas pour la répression policière, jugée démesurée par rapport à la situation et considérée, elle comme provocatrice. La répression et la dénonciation de la répression servent à présent de ligne blanche pour les autorités et de référence pour les nancéiens. Les autorités locales comme les étudiants ne souhaitent plus revoir de telles scènes de violence. En mai 1968, l’intervention policière se fera donc beaucoup plus discrète. Nancy ne connaît aucune altercation entre étudiants et forces de l’ordre quand le reste du pays et surtout Paris sont la scène de heurts violents.
- 2. Les tracts de mai : des vecteurs d’une provocation ciblée (J. Pozzi).
- 3. Les lycées en ébullition
- 4. Les affiches : le vecteur privilégié des provocations étudiantes (J. Pozzi)
- 5. La parole se libère à la salle Poirel, "l'Odéon" lorrain (témoignage et documents)
- 6. Des photographies inédites (Fac de médecine, Salle Poirel,...) (J.-L. Wagler)
- 7. Retour à la normale...
- 68 raconté à mes petits-enfants (1) Découverte de la politique et engagement (Guy Charoy)
- 68 raconté à mes petits-enfants (2) Dans la "vie active" (Guy Charoy)
- 68 raconté à mes petits-enfants (3) Solitude et barbouille (Guy Charoy)
- 68 raconté à mes petits-enfants (4) Pendant ce temps... UEC et UJC (ML) (Guy Charoy)
- 68 raconté à mes petits-enfants (5) Garde Rouge à Nancy (Guy Charoy)
- 68 raconté à mes petits-enfants (6) Théorie Pratique Théorie (Guy Charoy)
- 68 raconté à mes petits-enfants (7) Manif' minimale (Guy Charoy)
- .....
[2] Sur le rôle d’agora politique et culturelle de
[3] Sur les événements de mai 1968 en Lorraine et leur contexte politique et social, on se référera à l’ouvrage de François Roth, Encyclopédie illustrée de la Lorraine, L’époque contemporaine : Le vingtième siècle, 1914-1994, vol. 2, P.U.N, 1994, notamment le chapitre 10 intitulé « Politique nationale et dimension régionale » pp. 219-238.
[4] A.D Meurthe-et-Moselle, W1296/26, Manifestations des étudiants de Nancy.
[5] L’Est Républicain, 5 mars 1968.
[6] En 1968, la ville de Nancy compte cinq facultés (Droit et Sciences économiques, Lettres et Sciences Humaines, Sciences, Médecine, Pharmacie), huit écoles d’ingénieurs, un I.U.T et des classes préparatoires aux grandes écoles qui sont situées en centre ville dans les locaux du Lycée Henri Poincaré. Celles-ci accueillent à cette époque, toutes filières confondues, environ 260 élèves par an. Entre 1960 et 1968, les effectifs étudiants à Nancy ont plus que doublé pour atteindre près de 21000 étudiants en 1968. Cette explosion des effectifs est également constatée à l’échelle nationale puisque l’on est passé de 214700 étudiants en 1960-61 à 508100 en 1967-68, soit un rythme d’augmentation compris entre 10 et 15% par an (d’après Antoine Prost, Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, Paris, Nouvelle Librairie de France, 1982, t. IV, p. 265).
[7]Ainsi l’édition de L’Est Républicain du 7 mars peut-elle titrer : « Vers une détente sur le front étudiant ? ».
[8] Sur ce point, les événements nancéiens sont en adéquation avec ceux qui se sont déroulés à Nanterre un an auparavant, le 21 mars 1967. Un groupe d’étudiants occupait le bâtiment des filles à la résidence universitaire pour protester contre le règlement intérieur qui interdisait ce bâtiment aux garçons (d’après Didier Fischer, L’Histoire des étudiants en France de 1945 à nos jours, Paris, Flammarion, 2000, p. 393).
[9] Nous reprenons ici le récit des événements de Magalie Quelavoine dans son mémoire de maîtrise, Le milieu étudiant dans les années 1960 à l’Université de Nancy, dir. Gilles Le Béguec, Nancy 2, 1997, pp. 129-140. On se reportera également au travail de H. Hocquet, Mai 68 à la faculté des lettres de Nancy, dir. Mme Lagny, Nancy 2, 1980.
[10] L’Est Républicain, 6 mars 1968.
[11] Entretien avec Jean-Paul Rothiot, 1er octobre 2003. Le témoin en question se trouvait à la cité universitaire de Monbois, la fenêtre de sa chambre donnant sur la cité des filles de Boudonville. Alors étudiant en 1ère année d’histoire, membre de l’U.N.E.F en 1968 puis de l’U.E.C. L’année suivante, J.-P. Rothiot fut en 1969 tête de liste de son Unité d’enseignement et de recherche (U.E.R) pour les élections. Par la suite, il s’intéressa aux questions liées à la participation des étudiants au sein de la vie universitaire, aux côtés du Professeur Pierre Barral.
[12] Au cours de cette « folle nuit » (L’Est Républicain, 7 mars 1968), un étudiant est blessé et deux autres sont interpellés par les forces de l’ordre.
[13] Antoine Prost, Education, société et politiques. Une histoire de l’enseignement en France de 1945 à nos jours, Paris, Seuil, 1997, p. 136.
[14] Nous pensons entre autres au film de Jean-Luc Godard, Masculin-Féminin, 1966.
[15] A.D Meurthe-et-Moselle, W1296/25, Organisations étudiantes. Sur le plan local, l’U.N.E.F est organisée en A.G.E (Association générale des étudiants). Celle de Nancy est la plus vieille de France, puisqu’elle a été fondée en 1877 sous le nom de Société des étudiants. En 1968, l’A.G.E.N regroupe un millier de membres. Elle est contrôlée par les jeunes de l’Union des étudiants communistes (U.E.C). Elle a été présidée successivement par René Franon (de 1967 à mai 1968), Marc Zamichiei (mai à décembre 1968) et par Bernard Friot après 1969. On peut signaler dans une perspective détaillée, à l’échelle nationale, l’étude d’Alain Monchablon, Histoire de l’U.N.E.F, 1956-1968, Paris, P.U.F, 1983.
[16] L’Est Républicain, 7 mars 1968.
[17] A.D Meurthe-et-Moselle, 1006W30, Affaires universitaire
[18] Fondé en 1921 par le Révérend père Lejosne, le Groupement des étudiants catholiques était à la fois un foyer d’étudiants, un groupe d’action sociale et un cercle de conférenciers.
4 commentaires:
J'ai participé aux événements des 5 et 6 mars 1968 à Nancy, alors que j'étais étudiant en licence d'Histoire à la Fac de Lettres.
Vous omettez une chose essentielle pour comprendre les motivations des étudiants(e)s : en demandant le droit de visite dans les chambres pour les deux sexes, ils voulaient poser la question de la contraception.
Nous savions que la pilule contraceptive était disponible dans d'autres pays (notamment les USA), mais en France elle était toujours interdite, malgré la loi NEUWIRTH votée en 1967 : les décrets d'application (très restrictifs!)ne paraîtront qu'en 1969.
Il s'agissait donc bien plus qu'une question de "mode unisexe" !
Claude MARCHAL, docteur en Histoire.
Merci pour votre commentaire et cette précision importante.
Si vous souhaitez apporter un témoignage plus long, je serais ravi de pouvoir mettre en ligne votre texte pour compléter notre dossier sur Mai 68 à Nancy et ailleurs. Vous pouvez m'écrire par mail pour que nous en discutions directement (augris@laposte.net). Cordialement, E.A.
This is a fascinating look at the complexities of student protest in 1968.
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