22 avril 2006

La mémoire empoisonnée du Japon



A flanc de montagne, enfoui parmi des arbres gigantesques, le lieu est empreint de mystère. Le petit temple bouddhique Koa Kannon est situé au-dessus de la station balnéaire d'Atami, au sud-ouest de Tokyo. Son nom évoque Kannon, la divinité de la miséricorde. La terrasse du pavillon, défendue par deux lions de pierre, s'ouvre sur la mer.
Le temple a été fondé en 1940 par le général Iwane Matsui, commandant des troupes nippones pendant la bataille de Nankin, en Chine, en 1937. Une bataille où des civils ont été massacrés et qui reste l'un des événements les plus controversés de l'histoire de l'expansionnisme nippon. Alors que la Chine fait état de centaines de milliers de victimes civiles, le Japon minimise l'"incident". Sur l'autel où brûle l'encens sont placées côte à côte deux plaquettes de bois doré identiques : l'une à la mémoire des soldats japonais et l'autre à celle de leurs homologues chinois. "La mort efface tout. Il n'y a plus d'ennemis dans l'au-delà", dit la femme bonze qui accueille les rares visiteurs.
Elle est la fille d'amis du général exécuté en 1948, après sa condamnation à mort par le Tribunal international de Tokyo — le pendant de celui de Nuremberg pour les nazis. Une boîte de laque contient les noms des 23 000 soldats morts sous ses ordres. A côté, sont exposés son sabre et sa photographie, en uniforme. Un autre autel est dédié au juge indien Radhabinod Pal, qui siégea au Tribunal international de Tokyo mais se désolidarisa du verdict, estimant que ce procès avait été un déni de justice.
Koa Kannon est, avec le sanctuaire Yasukuni (Pays serein), à Tokyo, un de ces lieux de mémoire révélateurs des ambiguïtés de la conscience historique japonaise. A Koa Kannon, reposent les cendres de sept exécutés, rendues à leurs familles par l'occupant américain dans une urne commune. Une stèle aux "sept guerriers" est calligraphiée de la main de Shigeru Yoshida, le premier ministre signataire du traité de San Francisco (1951) par lequel le Japon recouvrait son indépendance. Non loin, un monument est dédié aux 1 068 Japonais exécutés pour crimes de guerre à travers l'Asie.
De culte shinto (animiste), Yasukuni, lui, honore plus généralement les morts pour la patrie. Parmi les noms des 2,4 millions de soldats, marins et infirmières inscrits sur les registres du sanctuaire, figurent toutefois, depuis 1978, ceux de quatorze criminels de guerre, dont le général Hideki Tojo, premier ministre, pendu avec six des autres condamnés.
Au caractère discret de Koa Kannon, Yasukuni oppose la solennité du monument national. Le portique qui marque traditionnellement l'entrée des sanctuaires shintoïstes prend ici une dimension triomphale. Une large allée bordée de lanternes de pierre, de cerisiers et de ginkgos mène à un pavillon de bois. Le toit orné de dorures repose sur douze piliers drapés d'une large tenture blanche frappée du chrysanthème à seize pétales de la maison impériale.
Derrière le pavillon principal, un autre, fermé, abrite les "registres des âmes" sur lesquels figurent les noms des samouraïs qui renversèrent le shogun en 1868 et des soldats tombés au champ d'honneur au cours des guerres qui suivirent. Longtemps, les "ennemis de la cour", c'est-à-dire les clans opposés aux réformateurs de Meiji, furent bannis de ce lieu des fidèles à l'empereur.
Tous les 15 août, la commémoration de la défaite rassemble à Yasukuni des vétérans en uniforme et guêtres blanches portant des drapeaux du Soleil-Levant et des "baroudeurs" en treillis de l'extrême droite, donnant à la cérémonie une atmosphère de "kermesse héroïque". Mais, plus que cette célébration, ce sont les visites des premiers ministres qui suscitent l'indignation de l'Asie et d'une partie des Japonais : par leur présence, fût-ce à titre privé, l'Etat semble honorer des hommes condamnés par un tribunal international — dont Tokyo a accepté le verdict par le traité de San Francisco — et absoudre ainsi le passé militariste.
Depuis 2001, l'actuel chef du gouvernement, Junichiro Koizumi, y a fait cinq pèlerinages, provoquant une grave détérioration des relations avec la Chine et la Corée. En suggérant récemment que l'empereur se rende un jour en personne au sanctuaire, son ministre des affaires étrangères, Taro Aso, vient encore de jeter de l'huile sur le feu. Le 15 août 1985, le premier ministre Yasuhiro Nakasone effectua une première visite à Yasukuni, qui provoqua un tel tollé en Chine qu'il dut par la suite y renoncer. C'est à titre privé et à des dates différentes que ses successeurs sont venus plus ou moins discrètement en pèlerinage, à la demande de l'Association des familles des défunts de la guerre (1,3 million de foyers). M. Koizumi accéda à ses fonctions en partie grâce au soutien de ce puissant lobby conservateur, en promettant de se rendre au sanctuaire.
Yasukuni est au noeud des continuités souterraines entre l'avant et l'après-guerre dans lesquelles se mêlent considérations politiques et croyances religieuses. De l'ère Meiji à 1945, le culte shintoïste fut la religion d'Etat. Culte sécularisé et identifié à celui de la Nation sacralisée, il devint l'armature idéologique de l'ultranationalisme. Fondé en 1869, le sanctuaire fut un instrument de mobilisation nationale, cimentant les liens entre la population et l'empereur à travers la vénération des héros morts en son nom. "Nous nous retrouverons à Yasukuni !", lançaient les kamikazes partant pour leur dernière mission. A l'exception de nostalgiques, ce n'est pas le culte national que célèbrent la plupart des huit millions de fidèles qui font chaque année le pèlerinage à Yasukuni. Ils viennent prier pour le repos de l'âme de leurs morts. Dans les croyances populaires, les morts deviennent des esprits. Et, plus que toute autre, l'âme des défunts décédés tragiquement doit être apaisée pour atteindre à la paix dans l'au-delà. Une croyance qui explique la résistance des familles des victimes de la guerre à admettre que celle-ci fut une "agression" et que leurs parents sont, par conséquent, morts pour une cause injuste.
Les âmes des défunts sont-elles pour autant satisfaites d'être honorées avec celles des hommes qui les menèrent à la mort et, aujourd'hui, otages des vivants, de contribuer à nourrir le négationnisme ? Car Yasukuni n'est pas qu'un sanctuaire pour le repos des morts : il véhicule aussi un message politique.
Dans le parc, derrière les pavillons, on tombe ainsi sur un monument dédié à la police militaire, responsable de la répression menée contre les Japonais opposés au militarisme. Un musée de la guerre est en outre situé dans l'enceinte du sanctuaire. "Yushu-kan" (pavillon pour apprendre auprès des hommes de bien) est dédié aux "combats qui ont fait le Japon moderne". Rénové en 2003, il retrace l'émergence de la puissance militaire nippone et célèbre la bravoure des soldats.
A l'entrée est exposée la locomotive qui circulait sur la voie ferrée de la frontière de la Birmanie et du Siam : "La construction de cette voie ferrée fut d'une extrême difficulté", peut-on lire sur la notice explicative. Assurément : "voie ferrée de la mort", elle coûta la vie à 60 000 travailleurs javanais, birmans, malais et chinois et à 15 000 prisonniers de guerre. Il n'est fait aucune allusion au "coût" humain de cet épisode illustré par le film Le Pont de la rivière Kwaï. A côté, est exposé un chasseur Zero. On apprend que ces appareils, les plus performants de l'époque, furent utilisés à Chonqging, en Chine, en 1940. Ce qui n'est pas dit, c'est que les raids sur la ville firent 20 000 morts civils. Tout aussi elliptique est le traitement de l'"incident" de Nankin, en 1937.
Au fil d'une vingtaine de salles, avec, en musique de fond, des marches militaires, on voit le Japon en guerre, mais on ne saisit guère l'origine de celle-ci, sinon que le pays "n'avait pas d'autre choix pour défendre son indépendance"... De la guerre sino-japonaise (1894-1895) à celle avec la Russie (1904-1905), en passant par la "guerre de quinze ans" en Chine (1931-1945), l'ennemi est invisible. Comme les peuples asiatiques que le Japon "libérait".
Parmi les milliers de photographies des morts pour la patrie, figure celle du général Hideki Tojo, avec la mention "mort juridique" (c'est-à-dire exécuté). Selon l'Encyclopédie de Yasukuni, publiée par le sanctuaire, les criminels de guerre furent "cruellement exécutés sous l'accusation fallacieuse de crimes de guerre par un tribunal asservi aux forces occupantes". Dès 1953, des lois accordèrent aux familles des condamnés les mêmes avantages qu'à celles des morts pour le pays.
"Nous devons juger nos responsabilités par nous-mêmes, et il est regrettable que nous ne l'ayons pas fait", écrit Okinori Koya, ancien ministre des finances du cabinet Tojo, condamné à la prison à perpétuité par le tribunal de Tokyo, et qui retourna à la vie publique dix ans plus tard. "Sans examiner nos erreurs, nous ne pourrons jamais honorer sereinement la mémoire de nos morts", estime Yoshibumi Wakamiya, éditorialiste en chef du quotidien Asahi.
Plus que des excuses et des remords — exprimés à maintes reprises —, seule l'exploration, par les Japonais eux-mêmes, des responsabilités de leurs dirigeants libérerait Tokyo de l'hypothèque que fait peser ce passé mal assumé sur ses relations avec ses voisins. Mais c'est mettre en cause la responsabilité, morale au moins, de l'empereur Showa (Hirohito). C'est aussi souligner celle de l'occupant américain, qui exonéra l'empereur de toute faute et favorisa le retour au pouvoir de la droite afin de faire de l'Archipel un bastion de sa stratégie anticommuniste en Asie. Un héritage qui nourrit le négationnisme contemporain.

Philippe Pons

Le Monde
Article paru dans l'édition du 10.02.06

02 avril 2006

Du Mexique au rêve américain, un long chemin de croix

NUEVO LAREDO (ETAT DE TAMAULIPAS, MEXIQUE) ENVOYÉE SPÉCIALE

Du coin de l'oeil, ils observent les remous du fleuve, mesurent la force du courant. Les pieds dans l'eau, une famille au grand complet profite de la douceur de l'après-midi. A côté, sac à dos minimal, vêtements légers, deux garçons peu loquaces ont une tenue qui ne trompe pas : ce sont des candidats à l'émigration illégale vers les Etats-Unis - thème principal, avec la sécurité frontalière, du sommet organisé jeudi 30 et vendredi 31 mars à Cancun, au Mexique, entre le président américain George Bush, son homologue mexicain, Vicente Fox, et le premier ministre canadien, Stephen Harper.

AFP/J. GUADALUPE PEREZ

Un Mexicain escalade un grillage dans la zone frontalière de Hudspeth, à l'est de la localité texane d'El Paso. Le dossier de l'immigration revient cette semaine au Congrès américain, et le Sénat pourrait décider la légalisation des millions de clandestins vivant aux Etats-Unis.

Sur les 1 700 km que parcourt le Rio Grande, le long de la frontière avec le Texas, Nuevo Laredo est le point où le lit du fleuve est le plus étroit. Il n'en est que plus surveillé. Moins de 10 mètres nous séparent de l'autre rive, paisible en apparence, mais équipée de senseurs électroniques pour détecter ceux qui se risquent à traverser. Depuis 1993, selon les statistiques du Centre d'études de la frontière et de promotion des droits de l'homme, basé à Reynosa, dans l'Etat mexicain de Tamaulipas, 1 323 migrants se sont noyés dans le Rio Grande. Près de la moitié d'entre eux n'ont pu être identifiés, sans doute parce qu'ils étaient originaires de pays d'Amérique centrale ou même d'Amérique du Sud, et qu'on leur avait volé leurs papiers, avec le reste, sur le long chemin qui mène vers le rêve américain.

"Les voleurs connaissent toutes les cachettes où l'on peut glisser quelques billets : derrière l'étiquette de ton jean ou de ton T-shirt, dans les chaussures, rien ne leur échappe ! Ils sont armés de fusils et de machettes. Ils m'ont même pris la carte téléphonique avec laquelle j'appelais ma famille", raconte Nestor Gonzalez, 29 ans, un électricien venu d'une petite ville du Honduras, qui a mis un mois pour traverser le Mexique. Accueilli à la Maison du migrant de Nuevo Laredo, un centre catholique, il a pu enfin coucher dans un lit, se doucher, manger dignement.

Ce fils de charpentier était prêt à tout affronter pour aller travailler aux Etats-Unis : des marches de dix-huit heures par jour, un voyage sur le toit des wagons du "train de la mort" - sans dormir, car "si tu dors, tu tombes" -, les pièges du Chiapas (sud du Mexique), les bandits de Lecheria , près de la capitale, et, à Saltillo, dans le Nord, les policiers ferroviaires qui repoussent à coups de bâton tous ceux qui ne peuvent leur graisser la patte. "Le Mexique, c'est le plus dur, confie Nestor Gonzalez. Toutes les filles se font violer. Il y a quand même des gens, à Tampico, qui nous ont lancé de l'eau et de la nourriture depuis leurs maisons, au bord de la voie ferrée."

Ceux qui parviennent à la frontière nord du Mexique "sont les plus forts, les plus chanceux : il y a une très forte sélection naturelle ", observe le Père Francisco Pellizzari, missionnaire italien de l'ordre de Scalabrini, voué à l'assistance aux migrants. "Il en arrive quand même un millier par mois, rien qu'à Nuevo Laredo, ajoute-t-il. Ici, nous parlons de la "frontière verticale" que ces jeunes, des hommes dans leur grande majorité, remontent sur des milliers de kilomètres. Ils sont souvent seuls, alors que, plus à l'ouest, vers le Nouveau-Mexique ou l'Arizona, ils sont toujours pris en charge par des passeurs."


Les pateros, humbles intermédiaires des vrais trafiquants, les coyotes ou polleros, rôdent en permanence autour du centre d'accueil. Le plus facile, c'est de passer le fleuve : 1 000 dollars. Le plus difficile, de franchir ensuite la ligne fatidique, à 75 miles (120 km) à l'intérieur du territoire américain, sur laquelle les autorités des Etats-Unis ont établi des postes de contrôle qu'il faut contourner, au prix de marches épuisantes au milieu des épineux. Pour aller jusqu'à Dallas ou Houston, il en coûte au moins 3 000 dollars. "Les polleros ont, au Texas, des caves où ils cachent les migrants, jusqu'à 200 personnes en un seul endroit, jusqu'à ce que les familles leur aient fait parvenir la somme convenue, explique Omar Muñiz, du Centre d'études de la frontière et de promotion des droits de l'homme, qui a ouvert, depuis octobre 2005, une antenne à Nuevo Laredo. Si cela tarde trop, ils les font travailler clandestinement dans les exploitations agricoles de la région, pour 2 dollars de l'heure. C'est de l'esclavage."

REUTERS/KEVIN LAMARQUE

Les manifestations se poursuivent à Los Angeles, Detroit, Houston et Washington, avec des militants dénonçant une première loi sur l'immigration adoptée en décembre par la Chambre des représentants.

Les experts constatent que le durcissement des mesures de protection de la frontière sud des Etats-Unis, depuis dix ans, a entraîné une criminalisation des "passeurs" et une hausse considérable des risques pour les migrants. L'homme connu de son village, qui mettait son point d'honneur à amener ses clients à bon port, disparaît au profit de convoyeurs sans scrupules qui abandonnent leurs victimes en plein désert, quand ils ne les tuent pas après les avoir détroussées, comme le prouvent les traces de violences sur les cadavres. Des narcotrafiquants se reconvertissent dans cette activité qui rapporte jusqu'à 30 000 dollars pour un seul "passage", et qui est beaucoup moins sévèrement réprimée. Tout cela ne décourage pas Nestor Gonzalez : "Là-bas, en deux ans, si tu économises bien, tu gagnes de quoi revenir vivre décemment au Honduras."

Joëlle Stolz

Article paru dans l'édition du Monde du 02.04.06


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